Bettie Nin. Albert & Verzone, en tant que duo d’artistes, vous avez initié, en 1991, la série The Moscow Project. Vous en êtes à présent au 3e volet. Pouvez-vous nous parler de cette série?
Albert & Verzone. Le projet en est effectivement à son troisième chapitre. En 1991, nous avions 24 ans. Le coup d’Etat de Gorbatchev venait juste d’avoir lieu et nous avons immédiatement compris que c’était un moment historique. Il fallait aller voir ce qui se passait en URSS. C’était un coup de hasard gigantesque, et c’est seulement après, en reconstituant nos images, que nous avons réalisé ce que nous venions de vivre, de voir et de faire.
Tout était alors en énergie. En duo, tout est devenu plus facile. Nous travaillions sur pied, à la chambre. Nous avions immédiatement la vue de l’image sur la plaque, et nous décidions ensemble du cliché à prendre. Notre complicité était totale, au point que nous n’avons pris pour chaque portrait qu’une seule photo.
En 2001, l’URSS était devenu la Russie. Tout avait changé, la société était bouleversée, et nous nous sommes dit que nous devions y retourner. Nous avons fait une nouvelle série de portraits, presque toujours devant les mêmes murs, dans les mêmes lieux que 10 ans auparavant.
Et puis, en 2011, l’envie de repartir en Russie s’est à nouveau manifestée. Nous y sommes donc retournés, avec les mêmes dispositifs que les fois précédentes. Nous avons retrouvé les mêmes lieux, et en avons découvert des nouveaux.
Comptez-vous y retourner en 2021?
Albert & Verzone. On ne sait pas. En 2001, nous nous étions déjà dits que le projet était fini. Mais peut-être que nous continuerons car l’intérêt ne s’est pas éteint.
The Moscow Project nous a en effet permis d’explorer la forme de l’autoportrait. Il retrace également différentes époques, et offre un voyage dans le temps quelque peu déroutant. La Russie a changé, ceux qui y vivent aussi. Nous-mêmes, nous ne sommes plus les jeunes gens de 1991. Nos préoccupations sont différentes, bien que notre désir de rencontres photographiques soit toujours aussi fort.
Qu’est-ce qui vous intrigue et fascine autant dans l’homme de la rue?
Albert et Verzone. Malgré l’apparente normalité, chacun cache une histoire, une magie, des secrets que nous aimons dévoiler. Parfois nous y arrivons, d’autres fois non. C’est un jeu de hasard: des gens défilent dans la rue, nous arrêtons une personne, et cette dernière – qui paraissait a priori banale – dévoile alors de grandes particularités. C’est très intéressant. C’est une sorte d’exercice. Les deux ou trois premiers jours, il nous faut du temps pour rentrer dedans. Au fil des jours, nous remarquons de plus en plus de choses chez les gens, des petits détails. L’assistant russe qui nous accompagnait l’année dernière a lui aussi fini par affûter son œil, à voir chez ses concitoyens des choses qu’il ne soupçonnait pas. Finalement, il a réalisé qu’il ne s’était jamais arrêté pour les regarder, les regarder vraiment.
Avec la série Seaeuropeens, c’est encore l’humain qui vous captive, mais ancré dans un décor naturel. On identifie cet arrière-plan comme un personnage supplémentaire qui donne le ton au tirage. Quelle place donnez-vous au décor dans votre travail, et comment le choisissez-vous?
Albert & Verzone. Il a une place fondamentale. C’est autant un personnage que l’homme sur la photographie. Certaines personnes ne fonctionnent pas avec certains décors, car le décor est avant tout un révélateur. Les décors naturels sont aussi beaucoup plus difficiles à capter car il y a beaucoup plus de variables à maîtriser. L’exercice devient alors encore plus subtile.
Pouvez-vous nous parler de vos partis pris esthétiques?
Albert et Verzone. Le parti pris est dans la rigueur du cadrage. Nous avons créé une grille très serrée et nous laissons respirer et bouger les personnes devant l’appareil. Nous laissons la vie s’exprimer. Si tu essayes de tout contrôler, les personnes sont figées. Il faut laisser le temps à l’imperfection de pénétrer les choses. Car l’imperfection fait de gigantesques cadeaux.
Nous utilisons aussi des stratagèmes psychologiques basiques. Par exemple, nous ne demandons jamais telle ou telle pose. Nous réclamons seulement au sujet de rester dans la zone de cadrage que nous avons définie. Les gens commencent alors à bouger car ils sont habitués à un temps de déclenchement rapide que nous faisons volontairement dépasser. La personne change alors son attitude, son regard. Elle se met à te regarder et là , hop, tu déclenches.
Pour les deux premiers chapitres de The Moscow Project, nous n’étions jamais derrière l’appareil photo, mais à coté. C’était assez dérangeant pour le sujet.
Mais le secret, au fond, c’est que nous sommes toujours à l’écoute des gens. C’est un dialogue entre le sujet et nous. Et nous ne déclenchons que lorsqu’il nous a donné quelque chose.
A deux, c’est très naturel, et plus facile encore. Ce sont les petits mouvements à l’intérieur de notre grille qui font la photographie. Il y a donc une grande place accordée au hasard.
La photo est un témoin de son temps. L’utilisez-vous avant tout comme un outil d’étude sociologique? Qu’est-ce que la photographie révèle du monde qu’elle projette, selon vous?
Albert & Verzone. Le plaisir de faire des photos nous satisfait pleinement. L’analyse vient après. La photographie est avant tout un objet esthétique, et le public aussi fait l’œuvre.
En montrant ces portraits à des Russes, nous avons entendu des choses étonnantes. Par exemple, «Nous avions l’air si heureux en 1991» et «Nous avons l’air si tristes aujourd’hui». Mais, en 1991, nous avions déjà montré nos portraits à des Russes qui nous disaient: «Nous avons l’air si tristes!».
Le temps en passant modifie les souvenirs. Chaque personne fait finalement sa propre lecture de la photographie. Evidemment, nous pouvons tirer des fils sociologiques. Mais, au départ, nous n’avions pas cette ambition. C’était un jeu plus intime. La photographie permet de lire autrement l’histoire après le passage du temps.
Vous avez aussi une pratique de la photographie commerciale. Qu’est-ce qui diffère entre ces deux visions de l’image?
Albert & Verzone. Nous vivons de la photographie commerciale. Mais ces deux mondes sont complètement différents. Là , c’est la liberté totale. Nous créons des images exactement comme nous le voulons, sans y ajouter une goutte marchande. Cela améliore, enrichit notre pratique de la photographie, tout en favorisant, sans le vouloir forcément, les propositions de travail commercial.