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Alain Declercq

En dépit de cette évidence qu’Alain Declercq est un plasticien et non un activiste politique, il est souvent perçu de façon inverse — même par la police… Cela parce que la réflexion politique est à la base de son travail qui ne parvient pas à se limiter à des pièces purement plastiques, ni à un nombre restreint de matériaux.

Samantha Longhi: André Rouillé a décrit assez justement ton travail en ces termes: «Des actions politiques qui mobilisent certains des moyens de l’art et qui le débordent». Pourquoi tu as choisi l’art contemporain comme moyen d’expression.
Alain Declercq: En premier lieu, je suis un plasticien et non un activiste politique. Sans nier que la réflexion politique puisse être à la base de mon travail, je recherche d’abord une efficacité plastique en privilégiant une lecture immédiate, frontale, susceptible de parler à un public même non averti.
L’idéal, selon moi, étant une œuvre à impact immédiat qui dévoile peu à peu différents niveaux de lecture. Ce qui ne veut pas dire que je n’apprécie ni ne respecte des travaux nécessitant une lecture du catalogue (du mode d’emploi) pour être assimilées.
Par ailleurs, j’ai beaucoup de mal à présenter des pièces purement plastiques. Je me dis parfois que c’est presque un défaut. Que je manque d’une véritable identité au regard d’un certain nombre d’artistes de ma génération comme Bruno Peinado dont l’ensemble du travail présente de véritables signes distinctifs. Cela tient sûrement à la variété de médias — le dessin, la photo, la vidéo, des installations, du son —, que j’utilise dans mon boulot et dont je ne pourrais me passer.
Du coup, ce que les gens retiennent de mon travail artistique est l’activisme politique alors que dans ma démarche c’est plutôt l’inverse. J’ai d’abord l’intuition d’une pièce et ensuite j’architecture la réflexion autour d’elle.

En 2003, tu as participé à l’exposition «Hardcore, vers un nouvel activisme» au Palais de Tokyo. Comment considères-tu aujourd’hui ce qu’on appelle l’art engagé, en particulier en France?
Il est frappant que le thème de l’activisme, de l’art engagé, n’était pas du tout majeur dans l’exposition «Notre Histoire» du Palais de Tokyo qui présentait dernièrement de jeunes artistes travaillant en France. C’est un plutôt un thème minoritaire dans le travail de la scène française.
Je crois pourtant qu’en tant que citoyens, il y a un certain nombre d’artistes qui ont plus ou moins les mêmes idées et les mêmes constats sur la société. Je ressens cependant davantage de formalisme que d’activisme dans la production actuelle française, un art échappatoire…
Pour en revenir à «Hardcore», je tiens à rappeler que je n’étais accompagné que par deux artistes français ou vivant en France, dont Jota Castro.

Les artistes traitant de sujets sociaux plus populaires et plus consensuels tels que la société de consommation sont légion, mais les thèmes que tu abordes sont rarissimes dans l’art contemporain français. Tu dois te sentir un peu seul…
Un peu, c’est vrai, mais il y a des artistes comme Renaud Auguste Dormeuil dont je peux me sentir assez proche. La pesanteur policière ou l’infiltration des services spéciaux sont plutôt des thèmes pris en main par la littérature, le cinéma. Peut-être me suis-je aussi laissé enfermer là-dedans; ma production a beaucoup évolué depuis ma première exposition en 1998. A l’époque, mon champ d’investigation était beaucoup plus large. Il y avait des choses plus ludiques que j’ai peut-être mises de côté. J’ai ma part de responsabilité mais je peux aussi la partager avec les centres d’art et les curators qui m’invitent dans des cadres très déterminés. D’un certain point de vue, on m’encourage à radicaliser mon travail. Et je joue le jeu…

J’ai l’impression que ton étiquette d’«activiste» t’a aussi desservi. Tu as connu un certain nombre d’incidents l’année dernière. Tu as subi notamment une perquisition de la brigade anti-terroriste dans l’appartement que tu occupais à Bordeaux pour la préparation d’une de tes expositions…
Je me trouvais dans une résidence appartenant à l’association qui m’accueillait pour une post production à Bordeaux quand une quinzaine de policiers de la brigade criminelle et de la brigade anti-terroriste m’ont perquisitionné.
On m’a accusé d’être la base arrière d’Al-Qaeda en France! C’est absurde, mais le plus troublant, c’est que ce n’est pas la responsabilité d’une seule et unique personne, qui aurait pu fantasmer. Derrière, il y avait toute une machinerie, tout un processus: une dénonciation, un juge d’instruction, une commission rogatoire, un mandat de perquisition. De plus, j’hébergeais ce jour-là un ami journaliste qui, au même moment, a vu son appartement parisien fracturé et tout son matériel professionnel volé.
Rien ne nous dit que cette coï;ncidence troublante est l’œuvre de la police, les moyens utilisés indiqueraient plus les services spéciaux… Mais nous n’avons aucune preuve, alors restons prudents. Reste une sale impression que cette histoire a pris une ampleur peu rassurante, téléphone sur écoute, planque jour et nuit devant mon appartement, listing de tout mon carnet d’adresse. Je deviens un type peu fréquentable…

Pour la loi des séries, Jolly Roger, une de tes œuvres exposées de façon permanente au Domaine de Chamarande, que l’on dénommait Le Bateau, fut incendiée cette même année.
Nous ne sommes pas dans le même registre, mais quand on m’invite il vaut mieux prévoir un budget de restauration ! Ce n’est ni la première ni la dernière fois que mes pièces sont dégradées, taguées ou détruites dans mes expos…
Le problème de ce type d’incidents, c’est qu’en premier lieu, on me suspecte d’être moi-même à l’origine de ces actes de vandalisme, je deviens suspect de mes propres agressions, c’est un peu dur en encaisser.

Ton travail provoque des réactions violentes…
C’est aussi ma légion d’honneur ! J’ai détesté vivre cette perquisition — c’était assez déstabilisant —, et pourtant, a posteriori, c’est une façon de valider mon travail. Je mets en place un personnage de fiction, un agent de renseignements que j’appelle Mike et que je fais déambuler et agir. Si la police anti-terroriste se fait prendre au jeu, c’est qu’il y a un minimum de crédibilité dans ce que je fais et cela me donne une échelle d’efficacité de mon travail. La dernière phrase que j’ai entendue durant cette perquisition fut prononcée par la psychologue de l’équipe: «Vous verrez, ce que vous venez de vivre vous portera chance». Je n’étais pas vraiment apte à entendre ça après une telle épreuve, mais en effet, cela a donné du crédit à mon travail.

Quel est le sujet de ta dernière vidéo Mike présentée dans «Notre Histoire»? Quelle a été ta démarche? On sait que le public n’est pas toujours très attentif aux vidéos dans les expositions collectives…
Je fais souvent de la vidéo et je suis tout à fait conscient que j’interviens dans un contexte d’art plastique, pas dans une salle de cinéma. Le regard porté sur une vidéo au sein d’une exposition collective, en effet, est un regard très fragmenté. Et j’aime intégrer ce regard dans la production même de ces films. Mike est un peu singulier dans ma production, c’est un des rares films comportant une chronologie, il est donc préférable de le voir du début à la fin.
J’ai décidé de montrer Mike sous forme d’installation avec la possibilité de s’isoler dans le son et dans l’image. Ce n’était évidemment pas une pièce pour vernissage, mais à la longue, les retours sont positifs, finalement le public est bien content de se poser un moment au milieu de toutes ces pièces monumentales et très frontales.
Le point de départ de ce dernier film est la pièce que j’ai présentée à «Hardcore»: un mixte entre un missile Tomahawk et un Boeing 757. Disons un missile aux couleurs d’American Airlines.
Je travaille souvent de cette façon, par collusion. À côté de cette sculpture se tenait une vidéo, Feed Back, qui permettait de lire cette sculpture sous l’angle du 11 septembre, notamment de l’attentat sur le Pentagone et de toutes les rumeurs ayant circulé sur cet évènement. Cette vidéo mettait déjà en place un personnage, en caméra subjective, dans un taxi se promenant autour du Palais de Tokyo et faisant état des lieux des rumeurs. La version officielle contre les versions dissonantes.
Le film s’achève dans les ateliers du sous-sol du Palais de Tokyo, où l’on se retrouve face à la construction de l’objet missile avec un personnage stéréotypé posant devant lui. C’était une façon de dédramatiser en terminant par l’absurde. A partir de ce moment là, j’ai commencé à tout dévorer : enquêtes officielles et parallèles sur le 11 septembre. Je n’ai pas voulu me contenter des publications et des éditions web, je suis rentré dans une démarche de type journalistique en essayant d’avoir des rapports directs avec des professionnels de ce type d’événements.
C’est le principe d’un autre film présenté sur la table du Palais de Tokyo, PHB ITV, se présente comme une interview classique d’un ancien officier de renseignements de l’armée française. (En 1991, pendant la première guerre du Golfe, il travaillait dans l’État-major du général Schwarzkopf, la tête de l’État-major américain. Son travail consistait à décrypter les photos aériennes des drones, les photos satellites, les bombardements alliés).
Cet homme présente une version étonnante réfutant la thèse de l’avion écrasé sur le Pentagone. Selon lui, cela ressemble exactement à un missile à charge creuse. Je ne suis pas apte à valider son propos, je me contente d’enregistrer sa parole. Mais c’est une lecture qui m’intéresse car je préfère toujours le point de vue de l’intérieur. Un type qui se présente en disant «je suis un professionnel de la manipulation de l’information», ça me semble singulier et percutant.
J’ai rencontré ensuite un homme responsable de l’entretien du World Trade Center au moment du 11 septembre ayant accès à tous les bureaux du bâtiment et qui présente également une version très dissonante tout comme l’association Reopen 911. Celle-ci est un regroupement notamment de familles de victimes.
Il faut savoir que le gouvernement a fait signer à toutes les familles de victimes un papier stipulant qu’elles s’engageaient à ne jamais porter plainte contre le gouvernement quels que soient les résultats d’éventuelles enquêtes à venir. Certaines ont refusé de le signer et se sont regroupées au sein de ce collectif pour faire une contre-enquête. Ces personnes n’acceptent pas la version officielle, qui, en effet, me semble aberrante. De nombreuses questions ont été mises de côté.
J’essaye donc de recueillir des points de vue différents sur ces événements. C’est évidemment un peu casse gueule de travailler sur le 11 septembre, mais ça me permet de mettre en place ma réflexion sur la manipulation, la gestion de l’information.
Suite à ce premier film, Feed Back, très didactique, j’ai eu envie de faire le même film mais vu de l’intérieur. J’ai donc créé le personnage de Mike qui se présente comme travaillant dans une officine de renseignements et qui filme un certain nombre d’événements ou de non-événements. Le point de vue subjectif de ce personnage amène une dramatisation des images et une inquiétude. C’est un film qui amène plus de confusion que Feed Back.

Tu es représenté par Hervé Loevenbruck, une galerie très institutionnelle, alors que tu travailles à la Générale, un squat artistique et social ouvert depuis un peu plus d’un an dans le XXe à Paris. Comment gères-tu cette «double vie»?
Je n’ai pas de double vie et c’est ce que j’ai essayé d’expliquer à ces personnes de la brigade anti-terroriste. Alors pourquoi je n’ai pas les moyens d’avoir un atelier? J’ai un travail engagé, qui comporte une réflexion politique, et cela ne passe pas partout. (Quand je fais une demande d’atelier au ministère, par exemple, je me retrouve parfois face à des gens aux opinions divergentes qui ne s’interrogent aucunement sur mon parcours plastique). Et je suis aussi considéré comme un fouteur de merde!
Je n’ai pas d’aides financières pour avoir un atelier officiel et c’est ce qui explique ma présence à la Générale. C’est aussi un lieu d’activités intenses et depuis peu c’est même un lieu assez Hype! Espérons que lorsqu’on arrivera au terme de notre autorisation d’occupation, les soutiens afflueront. D’un autre côté, j’ai la chance d’être soutenu très régulièrement par des institutions comme le Palais de Tokyo, par des galeries, quelques centres d’art et le plus souvent de type associatif.
Mais je n’ai jamais fait d’expo en Frac. Et puis j’adore le changement brutal: hôtel de luxe au Caire, Rolls Royce devant le Grand Palais et squat à Belleville le reste de l’année.

Ta situation peut sembler paradoxale car ton travail artistique est représenté de manière officielle et institutionnelle.
Oui, ça m’étonne aussi… J’entends ce point de vue mais je ne me considère pas du tout comme un artiste institutionnel, mon compte en banque en est la preuve douloureuse… Pour être clair, deux de mes pièces ont été achetées par des Frac, une vidéo en 1999 et une pièce exposée au Palais de Tokyo en 2003, ainsi qu’une photo acquise par le Fnac et une pièce achetée par le Conseil général de l’Essonne pour le Domaine de Chamarande. Point final !
Le marché privé est encore indifférent. Ma situation est particulière; je ne vends rien mais c’est très cher ! Loevenbruck, par exemple, applique donc les prix du marché, aucune de mes pièces n’est inférieure à 1500 euros, souvent même autour de 5 à 10 000 euros et le public qui s’intéresse à mon travail n’a pas les moyens de l’acheter. Les gens qui peuvent se le permettre financièrement ne s’y intéressent pas vraiment. Les collectionneurs privés français ont plus d’affinités avec un travail plus plastique.
Je ne me plains pas pour autant car j’accepte de rentrer dans ce jeu-là. Je ne fais pas d’édition populaire alors qu’au lieu de vendre Mike 8000 euros à une institution, je pourrais le diffuser en DVD à 15 000 exemplaires à 15 euros.
Je me sens juste plus artiste qu’activiste. J’essaie de m’intégrer dans le marché sans forcément jouer le jeu de la petite pièce bien plastique et peu dérangeante, il faut donc que j’accepte cette situation.

Et quels sont tes projets?
En ce moment, je suis surtout invité pour présenter Mike. Je m’en sers comme fondation et je présente des pièces annexes à l’instar de mon expo chez Loevenbruck où je montrais les photos des lieux que j’ai visité à Washington et qui sont très liés à des rapports de pouvoir.
J’ai aussi amorcé un certain nombre de pièces tournant autour du secret et du caché. J’expose donc dans une banque au Luxembourg un camion de sept mètres de long transportant des poutres de bois sur son plateau arrière et comportant un double-fond.
J’ai toujours aimé travailler ce type d’ambiguï;té. À Nice, au Dojo est exposé un coffre-fort qui s’ouvre à l’aide de mon empreinte digitale. («Enfin une pièce pour Collectionneur», me dirait gentiment Loevenbruck !).
Coté expo du Grand Palais, je présente la pièce demandée par Olivier Zahm, une planche criblée d’impacts de balles et une petite pièce surprise à l’entrée qui me permet de réagir plastiquement à la polémique plutôt que d’étaler mon insatisfaction dans les colonnes des journaux…
Par ailleurs, mon ami journaliste présent lors de ma perquisition à Bordeaux et moi avons décidé de raconter notre histoire sous l’angle de la fiction. On sort donc un livre dans la série policière ludique du Poulpe, un personnage très singulier, un enquêteur solitaire et libertaire.
J’ai aussi envie de continuer de travailler autour de Mike mais en prenant les choses différemment, plastiquement surtout. Mike est découpé en trois parties: Moyen-Orient, Washington et Europe. Je voudrais tourner une des scènes de Mike, issue de la partie sur le Moyen-Orient, dans le désert, filmée depuis un drone afin d’avoir cette fois un point de vue très extérieur. Mike surveille mais il est lui-même sous surveillance. J’aimerais une image lente et très léchée allant dans le sens contraire de Mike qui est très nerveux. Il faut encore que j’arrive à produire ce film. Mike s’est fait en presque deux ans d’incertitude…

Exposition collective :
— «Dis moi +», Liège, MaMac, 20 avril-20 mai 2006.
— «Bang! Bang !», Sète, Miam, 16 juin-03 déc. 2006.
— «My Home is a Castle», Luxembourg, banque Dexia.
— «La Force de l’art», Paris, Grand Palais.

Traducciòn española : Santiago Borja
English translation : Laura Hunt

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