Interview
Par Caroline Lebrun
Caroline Lebrun. Votre première exposition personnelle « Glooscap, la ville » a été présentée ici en 1992. Pouvez-vous nous expliquer comment s’était produite votre rencontre avec la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois ?
Alain Bublex. Comme souvent, notre rencontre est le résultat d’un concours de circonstances. Avant d’être artiste, j’étais designer. Parallèlement à cette activité, je travaillais avec un ami sur le dessin d’une ville imaginaire. C’était une sorte de passe-temps complexe et exigent qui constituait, selon les cas, un sujet de conversation ou de plaisanterie avec notre entourage. Ces discussions nous ont progressivement rapprochés du monde de l’art contemporain tout en nous faisant prendre conscience des enjeux de notre projet.
Au départ, vous n’aviez pas de projet artistique ?
Au départ, nous n’avions pas le projet de devenir des artistes. Nous n’avions pas décidé que ce que nous faisions alors prendrait place dans une galerie ou dans un centre d’art. Ce destin du travail a été une conséquence de ce qui était entrepris plutôt qu’un objectif.
Vous-même aviez fait les Beaux-Arts ?
Un bref passage de dix-huit mois ! Rien de ce que l’on y disait ne me parlait et mes préoccupations n’y trouvaient aucun écho.
Par rapport à votre métier de designer, qu’est ce qui vous attirait en devenant artiste ?
Une sorte de liberté de mouvement et aussi un rapport plus direct et immédiat avec le public. En tant que designer, mes projets passaient à travers de multiples filtres avant de sortir du milieu confiné de l’entreprise. La force de proposition d’un designer s’exprime en premier lieu pour son chef de service ! Elle est ensuite répercutée de bureaux d’études en services d’analyse du marché et perd, progressivement, de son impact, à force de rebonds. La plupart des objets que nous connaissons et que nous utilisons sont le fruit de cette érosion. J’ai le sentiment d’échapper un peu à cela désormais et je tiens surtout à ma liberté de mouvement. Le monde industriel est, aujourd’hui, extrêmement spécialisé, semblable à une autoroute, rapide, efficace, mais avec un choix de possibilités assez faible. Il ne laisse pas place à des positions indéterminées. Par contraste, le monde de l’art me paraît plus ouvert. On peut y suivre des trajectoires très différentes, même si cela n’est pas toujours confortable.
Cette première exposition vous a-t-elle confortée dans l’idée de continuer ?
En tout cas, c’est ce que j’ai fait !
Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste le projet Glooscap ? Quelle est l’origine de son nom ?
Glooscap est la description d’une ville imaginaire qui a pour caractéristique de n’être pas utopique (…), elle ne met à jour aucune solution. Elle est simplement une copie de toutes les villes existantes avec leurs qualités et leurs défauts cumulés. Son nom est celui d’un dieu qui, selon la légende indienne, — puisqu’elle se trouve en Amérique du Nord — aurait formé le paysage sur lequel la ville s’étend. La première exposition proposait des archives de cette ville à travers une série de documents qui tendaient à réifier son histoire, une histoire qui s’inspire du pays et du site réel sur lequel elle se trouve. Elle montrait comment, à partir de l’arrivée des Français au Canada, avait pu se créer à cet endroit un comptoir colonial, puis les quartiers qui allaient former une petite ville industrielle avant de devenir une des grandes métropoles du XXème siècle.
Le projet retraçait ainsi toute l’évolution de la ville depuis sa création ?
Oui, tous les documents étaient très réalistes, en relation cohérente les uns avec les autres. On pouvait facilement reconstituer l’histoire et avoir une idée juste de la morphologie de la ville actuelle en parcourant l’exposition. On a souvent rapproché ce travail d’autres recherches menées en même temps par des artistes qualifiés alors de « fictionalistes ». Pour moi, ce travail était d’abord en relation avec l’urbanisme et l’architecture. J’ai été surpris de remarquer que, pour exister dans le monde de l’art, il fallait nécessairement être lié à une « catégorie » existante.
S’agissait-il d’une sorte de « ville virtuelle » avant l’heure ?
Non, ce n’était pas avant l’heure car le jeu Sim City sortait la même année. Mais il n’y a aucun point commun avec ce jeu basé sur la gestion d’une ville. La confusion a été récurrente. Pourtant Glooscap n’est pas une ville virtuelle. Le projet parle d’urbanisme et d’histoire et non pas de fiction, de construction ou de jeu de rôle.
Quels rapports votre travail entretient-il avec l’utopie ?
Ils sont nombreux bien sûr ! Et Glooscap, en tant que premier projet, l’indique clairement. Comme je le disais précédemment, cette ville imaginaire n’a rien d’utopique. Elle est quelconque et ressemble à toutes les grandes villes de la fin du XXème siècle. Néanmoins, les documents qui la font exister (dessin, plans, photographies…) sont les mêmes que ceux utilisés par les architectes comme Tony Garnier qui dessinèrent les villes utopiques qui allaient fonder la réflexion moderne en architecture. Cette relation technique me paraissait révélatrice : si au début du XXème siècle une ville imaginaire était nécessairement projetée comme solution, à la fois sanitaire et sociale, pour la société industrielle, il semblait devenu impossible de croire encore aux solutions à la fin de ce même siècle. En dessinant le plan en relief à l’origine de cette ville imaginaire, il ressortait que cette relation à l’histoire était au cœur des enjeux du projet, bien plus que la fiction.
Continuez-vous à travailler sur ce projet et sur le thème de l’utopie ?
Oui, j’y suis revenu récemment. Glooscap était, en grande partie, un travail de fiction, une œuvre littéraire. Quelques années plus tard, après avoir travaillé sur différents projets concernant, par exemple, l’automobile, l’alimentation ou la photographie, j’ai éprouvé le besoin de me pencher à nouveau sur ces questions de ville, d’architecture, d’urbanisme et d’utopie afin de clarifier mes positions. A partir de 1999, j’ai regroupé différentes interventions sous le terme général des Projets en chantier. La plupart sont en relation étroite avec l’architecture, comme Plug-in City (2000) qui fait explicitement référence au projet éponyme de Peter Cook.
Avec les Projets en chantier, je voulais revenir un instant à la racine du mot utopie. Nous l’employons communément pour décrire des propositions particulièrement, imaginatives ou anticonformistes, et pour indiquer, souligner, que celles-ci nous paraissent irréalisables. Ce n’est pas le sens originel du mot.
Une utopie est un modèle théorique, une construction intellectuelle qui n’a d’autre objet que de fournir matière à réflexion. Cette condition primordiale signifie qu’un projet utopique est conçu, volontairement, sans aucun lien avec la réalité. Il ne peut être que pure fiction et perd son statut d’utopie dès qu’il pose la question de sa réalisation. Par conséquent, sont exclus de l’utopie la plupart des propositions de l’architecture d’avant garde du XXème siècle et bon nombre d’autres propositions émanant du champ social ou politique. Il est important pour moi de poser sur ces projets un regard différent : ils ne sont pas utopiques car leurs auteurs ne les livrent pas comme des modèles de réflexion abstraite mais comme des modèles concrets voués à la construction et ce, en dépit d’une faisabilité technique parfois des plus douteuse.
C’est précisément ce point qui m’intéresse : l’écart perceptible entre le projet des auteurs et le statut dans lequel nous maintenons arbitrairement ces propositions. Nous qualifions d’utopiques des idées séduisantes dont nous pressentons les qualités et la générosité mais que nous nous jugeons, par avance, incapables de mettre en pratique. L’usage que nous faisons aujourd’hui du mot utopie semble délimiter, ou plutôt définir, bien plus qu’un idéal projeté dans l’imaginaire : le sentiment de notre incapacité ou de notre impuissance. Il masque une forme de regret, même si nous lui opposons beaucoup de justifications « déculpabilisantes ». Plutôt que le jugement porté sur l’intérêt ou la place des utopies dans notre société, c’est la dérive de ce mot dans notre vocabulaire qui me paraît à la fois révélatrice et intéressante.
Vous parliez également de travaux sur la photographie. Que souhaitez-vous expliquer à ce sujet ?
Je ne souhaite rien expliquer ! En travaillant sur une série de projet d’appareils photographiques (sans doute une réminiscence de mon passé de designer !), j’ai constaté, un jour, qu’en pensant dessiner des objets j’en dessinais, en fait, l’usage. Je ne représentais pas des appareils photos mais ma pratique de la photographie. Finalement le dessin est devenu une sorte de schéma aboutissant, en toute logique, au projet d’un appareil photo qui ne prend pas de photos. Un objet apparemment absurde mais qui, pourtant, faisait écho à une des caractéristiques essentielles de la pratique de la photographie. J’ai par la suite tenté de poursuivre cette étude avec grand groupe industriel du secteur, Samsung, qui a effectivement produit une maquette de cet objet. L’idée n’était pas de parvenir à une éventuelle commercialisation, mais plutôt d’entraîner un industriel dans l’étude d’un objet qui ne servait apparemment à rien.
Dans votre travail, vous êtes effectivement plus intéressé par le processus que par le résultat lui-même ? Qu’est-ce qui vous attire dans le processus ?
Cette remarque ne concerne pas uniquement mon travail ! Je suis, en général, plus intéressé par les processus que par les résultats. Je peine toujours à évaluer les choses (objets ou événements) en eux-mêmes, j’ai besoin du contexte, de l’histoire, de savoir ce qui les précédait, de comprendre les intentions et les objectifs de leurs auteurs, en fait de me construire une sorte de panorama des raisons qui font qu’une chose existe, pour me déterminer.
Vous préférez construire que bâtir ?
Beaucoup de mes projets font référence à cet état d’inachèvement que représente le prototype. Il me semble toujours important de m’attarder à ce stade où l’objet n’est pas encore une évidence mais toujours un sujet de controverse. L’intérêt d’un projet réside dans cette constante négociation entre tous les acteurs et le réel.
Pensez-vous que l’art contemporain offre un bon « chantier » à vos projets ?
C’est, en tout cas, l’espace dans lequel ceux-ci s’inscrivent aujourd’hui le plus naturellement.
Comment construisez-vous vos projets, sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
« Unbuilt », ma dernière exposition à Paris avait pour sous titre : « Tous les Bouvards n’ont pas la chance de trouver leurs Pécuchet ». Je m’intéressais à la figure de l’inventeur, qui semble souvent avoir raison, seul contre tous. Je m’attachais à l’ambiguï;té du regard que nous portons sur cette position inconfortable en étant partagés entre : l’admiration à posteriori ; l’estime dans laquelle nous tenons ces précurseurs quand leurs élucubrations se sont révélées fondées et notre incapacité à les reconnaître au présent, tant leurs théories et leurs postures nous paraissent toujours ridicules et hors de propos.
Il m’est difficile de dire comment je travaille, je n’ai pas de méthode précise. Je crois que mes projets viennent le plus souvent de la mise en relation de savoirs qui n’ont, à priori, pas de relation entre eux. Ces rapprochements sont le plus souvent le fruit du hasard, ils m’apparaissent comme des évidences, sans doute parce que je m’intéresse de manière égale à des choses qui n’ont rien à voir entre elles !
Préférez-vous inventer ou réinventer ?
Je pense plutôt à une autre position possible qui consisterait à échapper continuellement au statut d’auteur, à travailler au développement de projets initiés par d’autres, à défendre des hypothèses émises avant que je ne m’y intéresse. D’une certaine manière, à disparaître un peu. Ou au moins à me placer au second plan dans la chaîne de l’invention. Un retrait qui, à l’image de Glooscap, met simplement en relation un ensemble d’événements et d’éléments dont je ne suis pas l’inventeur.