Comment témoigner de la misère d’une moitié du monde portée à l’abandon, et prête à toutes les traversées, dans des conditions d’extrême dureté, afin de rejoindre les rangs des nantis, de ceux qui ont ? Comment exprimer ces lieux innombrables où les hommes côtoient quotidiennement la pauvreté, si proches et pourtant si éloignés de nos usages ? Comment traduire la réalité des camps de réfugiés dans lesquels vivent des milliers de personnes, au-delà des images familières que l’on connaît ?
Ea Sola nous immerge dans une navigation violente, acre, irrémédiable. La musique vient renforcer le sentiment de notre extrême fragilité face aux éléments qui se déchaînent, dans la puissance d’une tempête traduisant l’absurdité du monde. Un drapeau européen flotte sur la scène, son flottement sonne comme une déchirure, amère et insoutenable. Il est bientôt remplacé par un drapeau américain, puis chinois, pays dont les formes d’impérialisme contribuent au dénuement de tous.
Comment résister face à cette tourmente ? La musique, dans un souffle continu, oscille entre un grand vacarme, nourri de bruits métalliques et de psalmodies. Les images projetées en vidéo nous présentent la réalité des voyages clandestins et les conditions dans lesquelles des milliers de personnes tentent d’immigrer et de rejoindre les côtes européennes. Une multitude de drapeaux défilent ensuite à l’écran, comme autant de symboles, comme autant de messages. On est d’abord frappé de prendre conscience, face à ce défilé muet, de la manière dont chaque nation, identifiée par son drapeau, incarne une réalité historique d’une extrême violence. La force du dispositif tient à cela ; Ea Sola nous montre en quelques grondements que chaque pays porte en lui l’histoire de sa violence et de ses souffrances desquelles naissent nos représentations de l’atrocité… Israël, Palestine, Irak, Vietnam, Turquie ou autant d’histoires gravées, ineffaçables, qui sont venues changer ces pays en symboles.
La scénographie nous offre un espace en chantier, la scène est recouverte d’un voile de plastique. Le corps d’Ea Sola se plie, se tend, s’immerge sous ce voile, comme dans une plongée sous les eaux. Dans cet enfouissement, elle se débat, se noie et se relève. Elle apparaît ensuite parée d’une perruque de couleur blonde, pose telle une mannequin en dénonçant la violence faite aux corps… tant les corps de ceux qui mènent des existences aisées que de ceux qui s’entassent par milliers, roués de coups, pour traverser jusqu’à l’autre rive.
Le corps blond désincarné, dans lequel plus aucune attitude ne semble sonner juste, ce corps là même, semble un temps prendre conscience de son insipidité, de sa propre servitude face à des codes confectionnés par d’autres. Une irascible vérité de l’être se cherchant dans une autre sincérité. En face, les autres, comme seuls témoins d’eux-mêmes, lancés à corps perdus, portés par les espoirs et les illusions dont ils ont été nourris, supportent l’insupportable.
Ea Sola apparaît plus tard couverte d’un voile noir et traverse la scène insensiblement. Elle revient enfin en tenue militaire, coiffée d’une cagoule, une mitraillette à la main, feignant l’attente. Costumes, jeux de rôle et postures du corps qui témoignent respectivement d’une prétendue émancipation, d’une attitude de proscription du corps, et d’une attente grotesque et servile.
— Conception, scénographie, vidéo, lumière et interprétation : Ea Sola
— Musique : Nguyen Xuan Son
— Assistans : Nguyen Quang Thai et Mai Chi Thanh
— Lumière : Carlos Perez
— Extrait du film documentaire : Les Martyrs du golfe d’Aden de Daniel Grandclément
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