L’ailleurs est ce lieu à la fois fascinant et menaçant, toujours inassignable, où nous entraînent nos souvenirs, nos rêves, notre imagination, et nos désirs. L’ailleurs est cet espace virtuel où je suis tout en restant ici et maintenant dans mon lieu actuel.
En raison de ses capacités documentaires exceptionnelles, la photographie a, au milieu du XIXe siècle, contribué à renouveler la production de l’ailleurs. Et cela au moment où, en Occident, un immense flux d’hommes, de marchandises et de capitaux, que la société industrielle mettait alors en circulation à un rythme croissant autour de la Terre, allait submerger le territoire traditionnel. Ouvrir le local sur le global.
Le chemin de fer, la navigation à vapeur, le télégraphe et la photographie, qui sont apparus simultanément, allaient prendre une part active dans cette émergence d’un ailleurs de type nouveau, largement confondu avec le lointain.
Quelques décennies plus tard, avec le reportage, la photographie allait largement servir à enregistrer des événements: le culte de l’«instant décisif» prévaloir sur la quête du point de vue remarquable, et l’ailleurs déborder ses strictes dimensions spatiales.
Aujourd’hui, le monde et avec lui l’ailleurs connaissent des bouleversements d’une ampleur inouï;e.
La mondialisation des activités et l’explosion des moyens de transport et d’information ont projeté les regards et les individus aux confins de la planète. Dans cette situation, qui est désormais la nôtre, le dépaysement devient une chimère, et le lointain une infinie réplique de l’ici.
Quant à l’ailleurs photographique, il évolue d’autant selon trois grandes directions.
En premier lieu, une sorte d’exacerbation de la fonction documentaire conduit, au sein même de l’ordinaire et du toujours-déjà -vu, à rechercher compulsivement de l’insolite, de l’exceptionnel (le scoop), ou de l’extrême (le sexe, la mort, la maladie, etc.), aux limites du soutenable parfois. Le document échange son ancienne fonction de rapprochement au profit d’une fonction d’exhumation, ce qui se traduit formellement par une plus grande proximité avec les sujets, une abolition de la distance aux limites d’une pornographie du gros plan.
Cette orientation largement en vigueur dans la presse à sensation s’oppose à une seconde version de l’ailleurs: celle des photographes-artistes qui, en accordant une place prépondérante à la matière, à l’ombre, à la fiction, ou encore au flou, se situent à rebours de l’éthique documentaire et de la transparence, créant ainsi un nouveau type d’ailleurs. Non plus fondé sur les capacités du document à rapprocher, exhumer ou décrire, mais sur les pouvoirs d’une écriture photographique à éloigner et à brouiller.
Transformer le proche en étrange, en mystère et en lointain, abolir la netteté des contours, lester les épreuves du poids d’infinies matières picturales ou graphiques, mobiliser des procédés anciens, déjouer grâce à la main la froide objectivité des appareils, etc., tous ces effets néopictorialistes d’écriture contribuent à tracer un horizon imaginaire aussi éloigné que possible du plat réalisme et de la triviale réalité des choses et du monde.
Même si beaucoup de photographes-artistes s’enferment dans une conception passéiste et archaï;que de l’art, ils entraînent la photographie hors du territoire de la pure utilité documentaire et de la stricte duplication du réel. En fait, ils préfigurent un troisième type d’ailleurs photographique caractérisé par un nouveau rapport entre la photographie et le visible : par delà l’éthique documentaire, «le matériau visuel doit capturer des forces non visibles. Rendre visible, et non pas rendre ou reproduire le visible».
Dans cet ailleurs là , la photographie s’est affranchie de la représentation et de l’imitation. Le visible n’étant plus un donné auquel se conformer strictement, mais un matériau malléable à volonté, les questions de ressemblance, de référent, d’original et de copie, de modèle et de simulacre, etc., ne se posent plus.
Photographier ne consiste plus à produire, selon la distinction platonicienne, des «bonnes ou des mauvaises copies» du réel; cela consiste désormais à actualiser, en les rendant visibles ici et maintenant, des problèmes, des flux, des affects, des sensations, des densités, des intensités, etc. Alors que la photographie porte indéfectiblement en elle les traces matérielles du monde physique, qu’elle est donc intimement liée à la Terre, en capturant désormais «les forces d’un Cosmos énergétique, informel et immatériel », elle s’oriente vers cet ailleurs que constitue le monde virtuel.
Ce processus, qui a toujours été présent dans les travaux photographiques, mais qui est resté longtemps enfoui ou recouvert, accède aujourd’hui au premier plan. Un seuil est en train d’être franchi. La photographie passe de la Terre vers le Cosmos, de l’univers des substances vers celui des flux : du pôle possible-réel vers le pôle virtuel-actuel.
Ce mouvement s’accompagne d’un changement de statut du visible : alors que, dans l’idéal documentaire, celui-ci était un invariant, un modèle donné au départ à représenter aussi fidèlement que possible (fût-ce selon la ressemblance toute extérieure de la simulation), le visible est désormais ce qui advient au terme du processus photographique. Nommons cette situation «la crise du document», qui ouvre la voie à de nouvelles visibilités.
André Rouillé.
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Gianni Motti, Le Grand saut, 2004. Série de quatre photos couleur. Dimensions variables. © Gianni Motti, courtesy galerie Michel Journiac.