Pour cette exposition, l’Espace culturel Louis Vuitton réinvente sa lumière. Dans la première moitié de l’exposition, aucune fenêtre n’est masquée, comme c’est souvent le cas. C’est alors tout Paris qui s’ouvre à nos pieds, un Paris vu de haut qui souligne et dédouble la thématique de l’exposition comme une mise en condition, un échauffement du visiteur.
Ce dernier est invité à déambuler doucement, avec prudence même, car le sol gris clair est ici stratifié, décomposé selon plusieurs couches superposées comme sur les relevés topographiques. Ce choix appuie cette mise en condition du visiteur, un aspect qui, sans être vraiment nécessaire aux œuvres, a l’avantage de donner plus de matière à l’espace, de le rendre plus vibratile et sensible. La deuxième partie invite, au contraire, à parcourir des espaces clos, plus intimistes et sombres où les œuvres deviennent des centres névralgiques.
Paul Ardenne, commissaire de l’exposition donc, propose d’observer le travail de création hors de ses lieux dédiés: l’atelier et la galerie d’art.
Premier paradoxe intéressant: ce projet prend corps justement dans un espace dédié à l’art contemporain, un lieu d’exposition au sens le plus usuel du terme. Ce constat, troublant au début de la visite, prend tout son sens au fur et à mesure de la découverte des œuvres présentées. Très éclectiques, celles-ci dessinent un parcours selon des artistes aux sensibilités et aux projets très différents. Tous cependant représentent, dans leur démarche, la nature d’un monde de globalisation qui suppose et encourage les déplacements, les voyages.
Les artistes, aussi différents soient-ils, s’installent tous dans le mouvement comme s’ils réinventaient le Land Art en ajoutant à sa gestion des espaces naturels, extérieurs aux espaces muséaux, une volonté de rencontre, de découverte et d’ouverture à l’autre. Ainsi, l’ailleurs recherché devient le moyen d’un regard posé sur l’homme, sur sa, ou plutôt ses façons d’articuler nature et culture. Il tend alors à mieux se reconnaître, se définir en redessinant sans cesse ses propres repères identitaires et artistiques.
Les différentes postures créatrices rencontrées ici, ou peut-être déjà ailleurs, s’articulent selon différentes logiques.
L’esprit d’aventure, par exemple, habite les défis de Bas Jan Ader. Une feuille de papier d’une quarantaine de centimètres de large qui a visiblement été pliée représente une image en noir et blanc et une inscription. In Search of the Miraculous dit cette photo qui montre l’artiste embarqué sur le frêle esquif avec lequel il tenta de traverser l’Atlantique.
Cette expérience folle et suicidaire est propre à la logique d’un artiste pour le moins radical. Il échoua dans cette performance et fut porté disparu en mer en 1975 alors qu’il cherchait son mystérieux «miracle».
Aussi inquiétante soit-elle, la démarche de cet artiste hollandais exprime la force d’une volonté tendue vers l’absolu, absorbant à la fois l’art et la vie comme s’il portait à son paroxysme la logique nietzschéenne de l’enivrement de l’expérience artistique. L’ailleurs ici est un voyage vers un horizon aussi grandiose qu’indéfini, perdu dans l’immensité océanique. Un ailleurs qui possède une douloureuse poésie.
Certains artistes proposent une démarche plus délibérément anthropologique et sociologique. L’américain Marc Horowitz en est un exemple très représentatif. Il développe un travail participatif le plongeant au cœur de la vie des autres qu’il n’hésite pas à aller chercher à travers tous les États-Unis.
Tentant de tromper son ennui alors qu’il travaillait comme photographe chez Crate et Barrell, il écrit sur le pan blanc d’une photo: «Dinner with Marc» accompagné de son numéro de téléphone. Le catalogue est envoyé à des millions de ménages et lui vaut d’être licencié. Mais le National Dinner Tour est né. Suite à de nombreux appels, il se lance dans un long périple répondant aux invitations dont il construit le visage à travers ses photographies et vidéos qui pérennisent cette performance à grande échelle.
Cent quatre-vingts dîners, douze mois et dix kilos gagnés plus tard, l’artiste installe sa notoriété et le style qu’il ne cesse de développer. Plus que participatif, son art est convivial, profondément optimiste et bienveillant. Son approche utilise le voyage pour mieux pénétrer les foyers. La performance de Marc Horowitz trouve ainsi l’ailleurs dans des espaces finalement familiers où les habitants sont le vrai but de ces voyages.
Mais le voyage peut aussi devenir organique et fantasmatique. Dans un couloir circulaire et sombre (la couleur est difficile à définir entre le bordeaux et le marron), le spectateur se retrouve au cœur d’un ballet de «méduses» sensuelles et inquiétantes dont la traversée devient presque un rite initiatique, une expérience plastique. Les Sculptures membranes de Tia-Calli Borlase sont constituées d’éléments empruntés aux couturiers: coques de soutien-gorge, baleines de corset, lacets, rubans, lanières, boutons… Elles utilisent ainsi des objets familiers pour les projeter dans des formes mystérieuses ressemblant à celles des différentes espèces de méduses dont elles exploitent la symbolique. Ces sculptures sont donc évocatrices de désir, de féminité et de sexualité. C’est une expérience intimiste et poétique qui ouvre sur un ailleurs étrangement intérieur, une plongée en soi-même.
Dans un espace toujours sombre et intimiste, enfermé dans une pièce circulaire, c’est pourtant à un tout autre genre de voyage que nous invite l’installation Moon Rise de Luc Mattenberger. Déconcertante au premier abord, elle incite le spectateur à prendre place sur deux espaces en forme de marches très larges recouvertes d’une matière épaisse et molle comme celle que l’on utilise pour protéger des chutes. Sur la deuxième marche, collé au mur, à droite de la pièce, est installé un traîneau surmonté d’un trépied de plus de deux mètres au sommet duquel est accroché une sphère éclairée de l’intérieur. C’est en se laissant aller à un moment de repos, assis, ou même allongé, sur ce confortable revêtement, que le spectateur se retourne vers la porte et trouve la bonne position pour voir l’écran qui lui était caché à son arrivée. Suspendu à environ trois mètres du sol, penché vers le regardeur, il offre le spectacle de la performance filmée Moon Rise. Elle retrouve le traîneau et sa sphère lumineuse déchirant l’obscurité qu’elle parcourt lentement et en silence de la gauche vers la droite.
Ici, le voyage est celui d’une machine, le fruit du savant, de l’ingénieur, le voyage est scientifique, mais une science poétique dévolue à l’art. C’est l’artiste qui traîne inlassablement son propre astre, sa lune électrique rappelant les peines du Tartare, la partie des Enfers grecs où certains héros déchus doivent répéter sans cesse une même peine. Cette performance serait la métaphore de la dépendance amoureuse, de la dépendance aussi aux cycles qui constituent nos vies et notre attachement émerveillé aux réalisations et découvertes de l’homme.
Le voyage peut aussi amener à un ailleurs ironique. L’installation et vidéo Sauces d’Alix Delmas en est un exemple. Une vidéo de dix minutes montre la mise en place par deux hommes du mot «sauces» en lettres géantes faites de polystyrène en plein désert pendant qu’une jeune femme paresse sur un transat. La salle dans laquelle est projetée cette vidéo est jonchée des mêmes lettres de polystyrène donnant ainsi une idée précise de leur dimension. À la fin de la vidéo, la nuit est tombée et les lettres sont alors éclairées.
Cette installation est une référence explicite aux célèbres lettres géantes des collines de Hollywood. Coïncidence, qui bien sûr n’en est pas, la vidéo est tournée dans le désert des Bardenas Reales (Navarre), en Espagne où furent réalisés de nombreux westerns spaghetti. De là à penser qu’ils trouvent enfin la sauce pour les accompagner… Ici, le voyage prend une tournure drôle et critique. Il n’est plus vraiment nécessaire, l’imaginaire est partout ainsi que le glamour et le fantasme de ceux qui rêvant d’Hollywood gagneraient à mieux regarder où ils sont déjà .
Impossible de tous les citer, mais les artistes de l’exposition «Ailleurs se jouent donc de la géographie, du mouvement et de l’espace pour mieux pointer les fluctuations psychiques, émotionnelles, sensibles et relationnelles. Comme l’écrit donc Gilles A. Tiberghien: «Ici, c’est toujours ailleurs», expliquant le paradoxe apparent du projet qui consiste à sortir des lieux d’art en plein lieu d’art. Réappropriations poétiques des observations glanées au cours de différentes formes de voyages, les œuvres présentées montrent le monde comme lieu d’émergence des sensibilités. Ailleurs peut être compris comme un exotisme de la personnalisation, de la réappropriation de perceptions particulières propres à chaque artiste.
— Marc Horowitz, Signature Series, 2008.
— Yann Dumoget, Pause courrier sur l’Irrawadi, Myanmar, 2009
— Alix Delmas, Sauces, 2007
— Tïa-Calli Borlase, Sculptures membranes de voyage, Preah Kahn, Cambodge, 2006
— Fabrice Langlade, Un pont en porcelaine en Mongolie, 2009-2010
— Marc Horowitz, National Dinner Tour, 2004