Il y a presque un paradoxe entre le titre du spectacle et ce qu’il est. Avec Narcose, les deux chorégraphes Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou livrent une immersion, sans repos. Loin de tout endormissement, cette Narcose chorégraphique est aussi agitée qu’un sommeil paradoxal. Et sur une scène enveloppée de pénombre, trois danseurs (Stéphanie Pignon, Johanna Mandonnet et Gregory Alliot) se lancent dans une forme de périple en apnée. Un léger manque d’oxygène ou de chaleur, et c’est le corps entier qui se met en mouvement pour lutter contre l’engourdissement. Sur une musique hypnotique d’Ogra (Haythem Achour), une ambient cadencée en nappes perpétuelles, Narcose offre une plongée dans le mouvement. État-limite, les trois danseurs semblent frôler l’épuisement, pour mieux se reprendre, rebondir. Dans une oscillation hypnotique entre les limites et leurs dépassements.
Narcose d’Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou : une chorégraphie de l’immersion
La scène est sobrement parée d’obscurité, se nimbant parfois de lumière blanche, crue. Les danseurs arborent plutôt des habits sombres, certains sertis de paillettes. Comme autant d’étoiles dans ces nuits urbaines peuplées de danse et substances actives (excitants ou narcotiques). Avec Narcose, Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou (Cie Chatha) mettent les corps à l’épreuve. La danse se prolonge encore et encore, comme si les corps fonctionnaient seuls. Cet étrange moment d’abandon, où les mouvements se poursuivent presque en l’absence de toute conscience. Se débattent-ils ? Planent-ils ? Dorment-ils ? Qu’est-ce qui anime ces trois danseurs dans leur danse, qui s’apparente parfois à une nage en eaux troubles ? Ils ondulent, palpitent, papillonnent, s’exténuent et semblent vivre une myriade d’émotions condensées dans un contexte serré. Flashs stroboscopiques, mix musical en live (d’Ogra) : la pièce se déploie aussi comme une expérience en temps réel.
État paradoxal ou état-limite : une danse en apnée, envoûtante, hypnotique
Expérience politique également, la danse contemporaine de Narcose répond en un sens à la situation sociale en Tunisie. Lente asphyxie créative : à la raréfaction de l’air répondent des gestes poétiques. Et de la situation en Tunisie à celle d’autres pays manquant progressivement d’air, le glissement s’opère assez bien. Lente immersion en apnée, dans des contextes de plus en plus oppressants, Narcose cultive une gestuelle de l’urgence. Une danse de l’interstice, entre des espaces virtuels décloisonnés et des contextes sociopolitiques physiques faisant l’expérience du rétrécissement. En débat, pour des corps qui semblent tour à tour se débattre ou se laisser porter… Ou plonger, pour mieux remonter prendre une bouffée d’air… Les trois danseurs de Narcose plongent aussi en eux-mêmes pour ramener sur scène des émotions, des sensations, des gestes limitrophes. Entre transe, hypnose et fusion : Narcose fait percevoir une forme d’hallucination, aussi bien individuelle que collective, par le mouvement.