Dans le spectacle mondialisé de l’art, le photographe, architecte et blogueur chinois Ai Weiwei a conquis une place de premier ordre en alliant, dans le contexte particulier de la Chine, l’art et la politique.
L’actuelle exposition de ses photographies et vidéos au Jeu de paume est, confie-t-il, «la plus complète que j’ai jamais faite sur mon travail, ma personnalité, mes œuvres artistiques, architecturales, mes activités sociales et politiques» (Libération). Mais il est toujours interdit de sortir de son pays après avoir été emprisonné dans un cachot pendant 81 jours durant lesquels sa famille, ses proches et ses amis du monde entier ont été laissés dans une ignorance totale de son sort…
Si à Pékin Ai Weiwei dérange, à Paris il déconcerte et suscite quelques critiques et réserves. On veut bien, dans tel blog, concéder qu’il est un «grand artiste», tout en affirmant — sans plus d’arguments — que ses photographies ne sont pas de «vraies œuvres», qu’elles sont peu créatives, et que l’exposition du Jeu de paume n’est guère qu’un «amas de photos»…
En fait, cette critique nostalgique et dépitée manque à saisir les œuvres dans leur spécificité, qui n’est plus celle de la belle image d’hier — l’image-chose bien cadrée et encadrée, bien composée, bien éclairée, et bien adaptée au marché de l’art —, mais qui est celle de la production d’un artiste en proie à la répression dans son pays, et pour qui la photographie est un moyen de se chercher lui-même en résistant contre un pouvoir policier, autoritaire et sourd au peuple…
Si après Marcel Duchamp, selon lequel «ce sont les regardeurs qui font les tableaux», on doutait encore du caractère fondamentalement dialogique de la création, on en trouverait une vivante confirmation dans l’œuvre d’Ai Weiwei. Son œuvre s’est en effet construite dans le feu d’un dialogue mouvementé en forme d’affrontements avec l’«État policier» chinois qui a répondu aux provocations artistiques directes et quotidiennes de l’artiste par des emprisonnements, des poursuites, des amendes et des contrôles.
Ai Weiwei n’interroge pas l’art par l’art et dans l’art, il s’en sert pour affronter les «situations ordinaires» de la «vie réelle». Pour agir dans le monde et sur le monde. Cet art, qui est en prise directe avec la réalité extra-artistique, avec l’action sociale et politique, ne se réduit pas à une quelconque agitation politique. Car ses formes, ses procédures, ni ses thématiques débordent largement l’aspect instrumental; car, surtout, cet art s’inscrit chez Ai Weiwei dans une démarche personnelle et intime, permanente et problématique, de se connaître, de savoir qui il est, dans et par l’action extra-artistique: «Je ne sais rien de moi avant que mes actions ne m’apprennent qui je suis, d’où je viens et où je vais» (artpress).
L’apparent paradoxe de se chercher soi hors de soi dans l’action sociale et politique contre un état policier se combine avec cet autre paradoxe consistant à tirer continuellement l’art du côté de la communication, à vouloir assimiler sa posture d’artiste à celle d’«un média chargé d’un message» de liberté, de libération, de libre échange de l’information. Ce que la théorie esthétique, au moins en Occident, n’a cessé de réfuter.
A moins qu’il s’agisse-là de la condition de possibilité d’une pratique artistique libre dans un contexte de pouvoir absolu à l’époque d’internet et des réseaux sociaux dont Ai Weiwei fait depuis l’année 2005 un usage intensif.
La pratique photographique d’Ai Weiwei est à cet égard éloquente. Pratique boulimique — plus de 250 000 clichés — dans laquelle ne comptent vraiment ni la recherche formelle, ni l’élaboration des compositions, des points de vue et des lumières, ni l’originalité des sujets; pratique aux antipodes de celle des photographes qui traquent inlassablement l’exceptionnelle conjonction d’un «instant décisif» avec de savants agencements de lignes et de lumières. Photographier, Ai Weiwei «le fait tout simplement. Car, aujourd’hui, photographier, c’est voir», précise-t-il (artpress).
Cette posture qui dissout le faire image dans l’acte de voir a son esthétique, plus active et réactive, plus spontanée et émotionnelle, plus politique aussi, que constructiviste: «Je n’utilise presque jamais le mot “créativité”; je préfère des termes comme “fantaisie”, “suspicion”, “découverte”, “subversion” ou “critique”» (Libération).
C’est pourquoi les belles images, au sens convenu du terme, sont rares au Jeu de paume. Non parce que les clichés exposés seraient mauvais ou faibles; mais parce qu’ils déjouent les acceptions conventionnelles, et encore vives chez de nombreux spectateurs, de la beauté et de la force des images; mais surtout parce que ces clichés ont été réalisés dans des contextes et des buts étrangers aux conditions ordinaires d’évaluations esthétiques et même documentaires.
A l’inverse des clichés conçus comme des objets exceptionnels à déguster du regard, ceux d’Ai Weiwei ont été réalisés à toute vitesse, en un clin d’œil, sans regard, sans guère d’égards pour les conventions esthétiques et même morales en vigueur. Ces clichés-là ne sont pas vraiment faits pour les cimaises des galeries, mais pour circuler sur les réseaux numériques, internet ou Twitter.
Mais tout cela n’explique pas vraiment qu’Ai Weiwei soit la cible d’incessantes tracasseries de la part de la police qui le met arbitrairement au cachot pendant plus de deux mois, qui l’accuse de pornographie, qui lui inflige une énorme amende pour une improbable malversation fiscale, qui le harcèle au téléphone, qui surveille jour et nuit son domicile à l’aide de caméras, ou qui lui interdit de voyager.
Pourquoi cette bureaucratie si puissante et rigide dans son idéologie, qui paraît si inébranlable et invincible, s’acharne-t-elle ainsi sur un artiste dont les armes ont l’air si dérisoires?
Parce qu’en dépit et à cause des tracasseries qu’il subit, en dépit également de sa fragilité, et grâce à elle, Ai Weiwei a réussi à constituer une manière d’art qui, par ses gestes, ses formes et ses postures, et par son immense audience, a acquis la force politique de faire (un peu) frémir et réagir, sinon vaciller, le pouvoir.
Aucun art n’est politique en soi. Et des œuvres ne peuvent l’être que contextuellement et conjoncturellement dès lors qu’elles contribuent à ébranler une situation (souvent précaire) de consensus, dès lors qu’elles parviennent à introduire du dissensus dans un ordre établi du faire, du dire et du voir.
En Chine aujourd’hui, figurer dans une photographie chastement nu au milieu d’un petit groupe de femmes également dénudées, et diffuser largement cette image sur internet, est de la part d’Ai Weiwei un acte politique; parce que cette image bouscule le rigorisme moral en vigueur; parce que la nudité des corps est une célébration de la transparence autant qu’une dénonciation insolente et provocatrice de l’opacité du pouvoir — qui a réagi en accusant et poursuivant Ai Weiwei pour pornographie.
La photographie et internet, Ai Weiwei les utilise afin de se transformer en «un média chargé d’un message» de liberté, d’«offrir une voix aux opprimés», de leur proclamer d’une «voix forte» qu’une vie meilleure est possible. Ces actes sont politiques en ce qu’ils dénoncent la confiscation du discours par le pouvoir, en ce qu’ils prêtent une voix aux sans voix, en ce qu’ils fissurent l’ordre du dicible et de l’indicible, et ébranlent ainsi l’édifice hiérarchique du pouvoir.
Politique encore: cette œuvre justement intitulée Conte de fées pour laquelle Ai Weiwei, invité à la Documenta de Kassel en 2007, a fait venir 1001 Chinois en Allemagne, comme pour proclamer la liberté pour tous de circuler dans le monde entier.
Politique chaque fois qu’entre photographie et internet des œuvres contextuellement produites inversent l’ordre du visible en contribuant à substituer la transparence à l’opacité dans laquelle opère toujours, contre le peuple, le pouvoir.
André Rouillé.
Les citations entre guillemets sont extraites de deux interviews d’Ai Weiwei réalisées à Pékin:
— par Philippe Grangereau, Libération, 21 fév. 2012.
— par Heinz-Norbert Jocks, artpress 387, mars 2012