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Agnès Tricoire

Elisa Fedeli. Vous êtes avocate spécialiste en propriété intellectuelle. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette spécialité? Défendre les artistes justement?
Agnès Tricoire. Oui, j’ai une passion pour l’art et j’ai longtemps hésité entre devenir comédienne ou avocate. J’ai découvert la matière du droit qui pose des questions en rapport avec l’art, la philosophie, la sociologie… La définition de l’œuvre en droit me passionne et fait l’objet de la thèse que je rédige actuellement.
A titre principal, je m’occupe d’auteurs, d’artistes plasticiens, de graphistes, de designers, d’architectes, d’écrivains et de dessinateurs. J’aime comprendre les œuvres au travers des dossiers que les auteurs m’apportent, quand ils rencontrent un problème ou ont besoin d’un conseil. C’est un grand privilège d’avoir un accès direct à la parole d’un créateur.

Vous êtes déléguée à l’Observatoire de la Liberté de création, qui existe depuis 2002. Comment qualifieriez-vous le climat actuel en la matière?
Agnès Tricoire. Le climat est mauvais! Si on le compare avec celui des années 1970, le retour à l’ordre moral est évident. Le rapport aux œuvres a évolué chez certains dans le sens de la défiance et de l’incompréhension.
Ce qui est en cause aujourd’hui, c’est l’autonomie de l’œuvre. On voit aujourd’hui une confusion qui me semble très dommageable: un certain nombre de personnes considère que les œuvres sont des discours littéraux. Or, une œuvre est une proposition subjective et elle est polysémique: elle appelle un jugement subjectif, critique, pas un jugement d’autorité.
L’œuvre d’art occupe-t-elle la même place dans la société que le discours promotionnel ou politique? Si nous sommes d’accord pour dire que l’art est autre chose qu’un discours argumentatif, alors il faut admettre que l’œuvre propose une traduction subjective de la réalité, qui n’est pas le réel. A ce titre, on ne l’aborde pas de la même façon. Cela suppose une liberté accrue pour l’artiste.
C’est exactement ce que le Tribunal de Grande Instance de Paris propose comme argument dans l’affaire Bénier-Bürckel. L’écrivain est accusé d’avoir mis des propos antisémites dans la bouche de l’un de ses personnages. Le tribunal explique que nous sommes face à une œuvre de fiction — c’est la première fois qu’il utilise cet argument de façon si claire et si intelligente — et qu’on ne doit pas avoir les mêmes restrictions que face à la réalité. Pourquoi? Parce que vous n’êtes pas victime d’une œuvre, comme vous l’êtes d’un discours discriminatoire dans la vraie vie. Cette distinction est extrêmement importante.

Quels sont, selon vous, les facteurs qui expliquent la multiplication actuelle des censures à l’encontre de l’art?
Agnès Tricoire. Un des facteurs de la répression, c’est la morale, déguisée aujourd’hui par la protection de l’enfance. Je précise: il est tout à fait légitime d’avoir une attention particulière pour les enfants mais, quand cela permet à des associations de viser l’art pour tous et de s’interposer entre la présentation des œuvres et les adultes, cela devient un instrument détourné. Le problème est que la loi est rédigée en des termes tellement généraux qu’elle permet ce genre d’abus. Elle doit donc être réformée.
Preuve en est: le procès «Présumés Innocents» vient de faire l’objet d’un non-lieu confirmé par la Cour de Cassation mais il a des conséquences terribles sur le milieu de l’art contemporain! Il a créé un climat de peur chez les commissaires d’exposition et dans les institutions.
Ce qui m’inquiète particulièrement, c’est qu’au-delà des personnes accusées, ce procès visait une représentation très exhaustive de ce qu’est l’art contemporain. L’association La Mouette a exprimé son désir très violent de voir les œuvres détruites. Un désir mortifère.
Le procès a fait l’objet de nombreux échos dans la presse, contrairement à la décision finale de non-lieu, ce qui a permis à l’avocate de l’association La Mouette de déclarer que la plainte et ses effets comptent plus que le fait d’avoir perdu! Elle a raison et c’est terrible!
Cela doit changer: il ne doit plus y avoir la possibilité d’intenter des actions pour les associations de défense de l’enfance, qui ne sont pas légitimes sur ce terrain-là. Sauf, bien entendu, si un enfant réel est violenté ou mis dans une situation dommageable dans l’œuvre. L’art ne peut évidemment pas servir d’argument dans ce cas. Mais cela n’est jamais arrivé.

Comme il n’a abouti à aucune réforme, on peut craindre que le non-lieu de l’affaire «Présumés Innocents» ne serve pas d’exemple?
Agnès Tricoire. Oui, si on ne le commente pas et si on n’en tire pas des arguments pour essayer de faire de la politique, au sens noble du terme. C’est ce que nous essayons de faire avec l’Observatoire de la Liberté de création: depuis 2003, nous réclamons la modification de la loi. Nous avons raison: toutes les affaires que j’évoque dans mon Petit traité, qui ont un rapport avec les articles 227-23 et 227-24 du code pénal, aboutissent à des non-lieux ou des relaxes.
Si elles échouent, ces actions existent néanmoins, comme mode de pression pour des associations d’extrême-droite ou apparentées.
Au lieu de prendre acte de ce décalage dommageable à l’art, le pouvoir politique n’a fait que renforcer le pouvoir de ces associations pour qu’elles puissent porter plainte contre les œuvres, sous le prétexte de la protection de l’enfance et sur le fondement de ces articles! C’est tout à fait scandaleux!
Si le législateur a supprimé l’ancien délit d’outrage aux bonnes mœurs, celui-ci s’est faufilé dans les nouvelles dispositions qui datent de la réforme du code pénal en 1994. Nous avons là un problème politique, car la droite et la gauche sont toutes deux d’accord pour maintenir ces dispositions.

Ce système serait-il contestable devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme?
Agnès Tricoire. La jurisprudence de la Cour Européenne est très versatile en ce moment et a tendance à considérer que la morale est l’affaire de chaque Etat. Idem pour la religion, avec le délit de blasphème. On sent que la Cour Européenne a beaucoup de mal à fixer une règle commune, ce que je comprends parfaitement. Mais il y aurait une façon de s’en sortir, qui serait de dire: la création artistique n’a pas à respecter ces normes morales et religieuses. Or, la Cour Européenne ne le dit (hélas!) pas de façon claire et prend souvent le parti répressif en refusant de condamner l’Autriche ou la France pour censure.
La Cour Européenne sait toutefois articuler l’exception artistique ou fictionnelle quand il s’agit de condamner la Turquie, ce qui devrait la conduire à unifier sa jurisprudence.
Concernant la critique du politique par l’art, pourquoi, d’un côté, la Cour Européenne admet-elle que l’œuvre d’Otto Muehl est une parodie — alors qu’elle met en scène, par un effet de montage, des hommes politiques dans une activité sexuellement explicite — et, de l’autre, approuve-t-elle la France dans sa condamnation de l’écrivain Mathieu Lindon pour propos diffamatoires d’un personnage fictif contre Jean-Marie Le Pen? C’est incohérent, la distance critique étant aussi évidente dans la représentation d’Otto Muehl que dans la fiction de Lindon. On est ainsi face à des contradictions, dans des décisions qui sont prises à six mois d’intervalles.

Dans votre Petit traité de la liberté de création, vous proposez des critères objectifs pour juger des œuvres et réformer la loi. Quels seraient-ils?
Agnès Tricoire. Il y a de simples critères de bon sens. Le juge du droit d’auteur n’a pas le droit d’évaluer le mérite de l’œuvre, pour dire si elle est protégeable ou non. C’est un critère tout à fait souhaitable en matière de censure, or il n’existe pas! Ce serait assez drôle de dire que les censeurs n’ont pas le droit d’évaluer les œuvres! Cela rendrait très claire l’absurdité de l’exercice qui consiste à évaluer les œuvres par leur contenu…
Parmi les autres critères que je suggère, il faudrait obliger les juges à prendre connaissance des œuvres dans leur intégralité, de manière à les comprendre.
Ensuite, ce que le juge doit dire de l’œuvre ne doit pas relever de sa seule interprétation subjective. Certains juges essaient de se détacher de leur propre vision, en s’intéressant à la réception de l’œuvre. Cela exige du juge qu’il sorte de sa position traditionnelle, qui est d’émettre un jugement autoritaire sur une situation de fait. C’est pourquoi l’exercice est si compliqué et paradoxal.
Il faudrait que le juge se limite à un exercice de qualification et distingue les registres de discours, afin d’identifier ce qu’est la création, en s’aidant de la réception de l’œuvre, de sa position dans le champ de l’art, sans aller jusqu’à définir l’art car ce n’est pas au droit de le faire. C’est possible, certaines décisions de justice le prouvent.
L’exception artistique et le critère de la fiction fonctionnent déjà, c’est pourquoi je travaille à les théoriser.

J’ai l’impression que le droit d’auteur est en retard sur la création, car il n’admet pas dans son champ toutes les formes artistiques. Pour preuve, les surtaxes qui sont appliquées à des ready-made au moment de leur exportation, sous prétexte qu’ils ne sont que des marchandises et non des œuvres.
Agnès Tricoire. Le rapport entre le droit d’auteur et l’art contemporain n’est en effet pas toujours évident. Le ready-made et le monochrome posent des questions. Comment définir la forme originale? On ne peut pas aller trop loin: si on considère que tel auteur de monochrome blanc est propriétaire du blanc, on empêche la création de se poursuivre.
Ces dernières années, j’ai obtenu la protection d’œuvres qui ne l’avaient jamais été auparavant. Paradis de Jakob Gautel avait été reproduit par Bettina Rheims dans la série INRI. La galerie Jérôme de Noirmont et la photographe française ont plaidé que Paradis n’était pas une œuvre! Le fait qu’un mot placé au-dessus d’une porte soit protégé a fait grincer les juristes anti-art contemporain, révélant l’importation de la querelle de l’art contemporain dans la doctrine juridique. Mais les tribunaux ne se sont pas laissés influencer par le «c’est pas de l’art», qui voulait priver cette œuvre du bénéfice du droit d’auteur et proposait finalement une autre forme de censure.

Cette victoire a-t-elle fait exemple?
Agnès Tricoire. Oui, elle a fait débat et est très commentée dans les revues et les universités. Le droit d’auteur considère qu’on ne peut pas protéger des idées, mais l’art conceptuel ne se réduit pas à des idées!
Cela pose aussi la question de la place de la pensée dans l’art. Depuis la Renaissance, toute l’histoire de l’art s’est constituée sur la revendication des artistes plasticiens d’appartenir aux arts libéraux. Tout à coup, aujourd’hui, certains croient que la création passe par la main de l’artiste comme une sorte de miracle spontané et que la pensée n’y est pour rien! C’est absurde: la forme n’existe pas sans l’idée.

Il y a quelques jours, la justice américaine a condamné Richard Prince pour s’être approprié sans autorisation les photographies d’un autre artiste, dénommée Patrick Cariou.
Agnès Tricoire. Cette affaire ne m’étonne pas: il y a un jeu entre plasticiens et photographes depuis plusieurs années, notamment avec le passage de la photographie de reportage au statut d’œuvre d’art. La technique de l’appropriation, si elle se heurte à un refus de l’artiste dont on s’est approprié l’œuvre, est tout simplement interdite. En niant le statut d’œuvre aux photographies emprûntées, Richard Prince se comporte d’une façon qui appelle sanction.
L’appropriationnisme n’est pas toujours aussi peu respectueux et c’est sans doute pourquoi cette pratique a été si peu judiciarisée jusqu’à aujourd’hui.

Comment agit l’Observatoire de la Liberté de création, dont vous êtes déléguée?
Agnès Tricoire. L’Observatoire a été créé en 2002, sous l’égide de la Ligue des droits de l’Homme, à un moment où les procès contre les artistes foisonnaient: l’installation de Bustamante à Carpentras, le procès «Présumés Innocents», le livre Rose Bonbon de Nicolas Jones Gorlin, etc.
J’ai tout de suite été convaincue qu’il ne fallait pas travailler sur la question de la censure entre juristes mais avec d’autres compétences, notamment des historiens de l’art, des philosophes, des sociologues, des artistes, des enseignants. Il regroupe aujourd’hui dix partenaires, dont le CIPAC, l’AICA, la SGDL… Nous avons rédigé un manifeste qui reste toujours d’actualité.
Nous signalons ce qui se passe sur le territoire en matière de censure. Nous écrivons au censeur pour lui demander d’arrêter puis nous avertissons la presse. Parfois avec succès, parfois non, car nous vivons une époque très régressive et réactionnaire. Il faut être opiniâtre et ne pas laisser passer certains actes inaperçus. Comme l’entrée en vigueur en 2009, en tout discrétion, d’un nouveau critère de censure pour le cinéma, «L’atteinte à la dignité». C’est le retour de l’outrage aux bonnes mœurs et la profession n’y a vu que du feu!

Que pensez-vous de ce qui se passe avec le Louvre Abou Dhabi? Un premier signe de censure a été signalé avec cette reproduction des Trois Grâces de Cranach, biffée au niveau des parties sexuelles.
Agnès Tricoire. On ne peut pas être surpris que cela arrive. La question de faire évoluer les droits de l’Homme dans les parties du monde où ils sont moins respectés est très importante. Mais elle ne se fait ni à coups de canon, ni à coups de leçon. L’accompagnement vers une culture plus osée se réalise sur le long terme. C’est une question d’éducation et de culture, qui se transmet et se partage. On ne peut pas partager si on impose.
Ce qui est de l’ordre de la responsabilité du Louvre, c’est d’avoir fait de grandes déclarations, en disant qu’il n’y aurait pas de censure à Abou Dhabi, ce qui est totalement stupide. Le Louvre ne peut rien y faire, c’est la loi de chaque pays qui s’impose.
Mais pas plus qu’il n’est souhaitable d’exporter autoritairement notre vision du monde, pas plus il ne serait admissible de subir en France des restrictions importées au nom de cultures moins permissives que la nôtre.
Or les discriminations en France ont abouti à créer des décalages socio-culturels très grands. Elles suscitent des positions de repli et de communautarisme. Les parents d’élèves sont parfois les premiers censeurs des activités scolaires culturelles. Ici, toutes les formes de réactions se rejoignent, de la vieille tradition française d’extrême droite, généralement catholique intégriste, aux autres formes d’interdits imposés par les autres cultures et les autres religions, dont en premier lieu l’Islam. Si on écoute tout le monde, on ne va plus montrer grand chose! C’est sur cette question qu’il faut travailler, celle de l’éducation, celle de la citoyenneté. L’art doit avoir sa place dans la société.
Et quand il choque, il doit y avoir débat et non censure.

Pour vous, en France, la presse est-elle plus libre que l’art?
Agnès Tricoire. Sur certains sujets, c’est le cas. La presse peut raconter dans le détail un procès contre un pédophile alors qu’un écrivain, qui représente un personnage pédophile fictif et s’intéresse à son intériorité, est exposé à des poursuites.
La presse judiciaire, qui fait le récit des grands procès, n’est jamais accusée d’atteinte à la vie privée, alors que le romancier qui s’approprie le fait divers peut aujourd’hui être poursuivi. La presse a pour elle l’argument de l’objectivité, alors que la littérature utilise celui de la fiction. Lorsque le sujet existe, il peut se rebeller contre son double fictionnel.
Sur d’autres sujets, l’art peut être plus libre que la presse. Celle-ci montre moins en détails, que ne pourraient le faire certains films, les scènes de violence. Je pense par exemple à la répresentation de la torture. Il s’agit ici d’une violence «utile», les œuvres pouvant être un mode de connaissance, même si elles ne sont pas que cela. Mais personne n’empêchera un spectateur pervers de jouir du spectacle. Or, on ne peut justifier la censure par les lectures perverses des œuvres.
Le fait que la presse soit libre n’est pas à remettre en cause.
Ce qu’il faut, c’est que les œuvres soient libres, elles aussi.

Manifeste de l’Observatoire de la Liberté de création: http://www.ldh-france.org/-Le-Manifeste-

Lire sur paris-art.com:
Editorial sur la censure de l’exposition Larry Clark
Interview au sujet de la censure de l’exposition Larry Clark
Le procès «Présumés Innocents»
Le procès de Richard Prince

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