Comment donner à voir le design graphique autrement ? C’est ce à quoi travaille le laboratoire Off Set du Capc sur les propositions d’Etienne Bernard, critique et commissaire du Festival de Chaumont. La singularité de cette expérience tient à la transdisciplinarité du studio invité, entre design, graphisme et architecture. La proposition a pris la double forme d’une exposition et d’un affichage public nourri des codes graphiques de l’institution culturelle : une réflexion expérimentale sur un mobilier urbain qui, prêt à être politisé, reste néanmoins assigné à un usage publicitaire qui organise une frontière virtuelle parmi les habitants d’une même cité.
Pourquoi avoir choisi le média-affiche, support somme toute assez traditionnel de communication publique ? Pourquoi en avoir travaillé l’identité visuelle sur les bases historiques des divers logos et code-couleurs utilisés par le Capc au fil des ans ? Sans doute parce que l’intention du groupe Metahaven n’était pas d’innover en matière de design graphique, ni d’ajouter aux possibles un nouveau canal de communication qui n’en offre que la simulation. Il assume la méthode parasitaire qui consiste à infiltrer un réseau existant pour en rendre le système étranger à lui-même.
Dans le petit livret distribué gratuitement dans le musée et dans la ville, prenant la forme d’un passeport théorique, Bruno Besana en discussion avec Metahaven évoque la question de la frontière par le biais du langage. L’art nous rend étranger à notre propre langue afin de la comprendre comme une identité en production, où les sens s’affrontent et commercent. A la manière de ces affiches, dont le langage graphique reste à déchiffrer tant il est tissé de références visuelles familières, mais anachroniques ou déconnectées de leur site. Une façon de montrer comment les frontières sociales ne sont pas bâties à même les murs de la ville, mais codées par l’intermédiaire des images fantasmatiques de la publicité, qui organisent la distribution de valeurs assignées. Les mouvements d’inclusion et d’exclusion de part et d’autre de cette limite, incarnée par la loi du marché, sont rapportés à ceux de l’Europe sur quelques-uns des slogans des affiches. Ainsi le truisme « Les européens sont les habitants de l’Europe » propose de la considérer non comme une essence qui tolère ou un élément dans ses frontières, mais comme le résultat sans cesse renégocié d’une identité collective. La carte géopolitique ou le plan urbain donnent l’illusion d’une maîtrise, d’une possession à laquelle échappe la « pratique » de l’espace telle que Michel de Certeau la valorise dans L’invention du quotidien.
Il est en ce sens intéressant d’investir les supports d’affichage ou « sucettes » Decaux du boulevard périphérique de la ville « comme un système de portes », selon Metahaven. Car la circulation des citadins est ponctuée par ces véritables écrans de projection qui font face à la ville intérieure. Le choix d’exposer les dix modèles d’affiches à l’horizontale sur la mezzanine des Entrepôts Lainé, telles des balises, complique le sens de ces objets : en plus de circonscrire visuellement le centre de Bordeaux, ils posent la question du périphérique comme simulation de la mobilité, qui empêche tel un mur virtuel toute porosité, toute respiration entre le noyau de la ville et sa banlieue.
Ainsi, les affiches de Metahaven multiplient les signes dynamiques (flèches, obliques) jusqu’à saturation d’un espace visuellement fermé, voire spiralique. Elles n’opèrent pas de séduction marchande, mais séduisent au sens de détourner le langage publicitaire de sa destination. D’où l’usage incompréhensible de simplicité des couleurs primaires, de formes géométriques sommaires, d’une expression manuelle et de typographies peu recherchées : Metahaven joue à produire du « fake » au deuxième degré. La campagne d’affichage se voit chargée de motifs structurels puisés dans les archives du Capc, que les graphistes se passent de rendre intelligibles. Il s’agit davantage pour eux de traiter d’une mémoire visuelle collective : ces compositions sont stratifiées à la manière d’un tissu identitaire.
Metahaven substitue à la dualité entre centre et périphérie celle qui oppose l’un et le multiple en se fourvoyant sur la construction de l’identité aux échelles de l’individu, de la ville ou de l’Europe. Elle est une constante renégociation entre plusieurs avatars géopolitiques dont l’équilibre est nécessairement provisoire. En design, l’identité visuelle se doit de rester ce territoire mouvant où le commun et l’étranger s’habitent mutuellement, animée par la question que Bruno Besana s’attache à garder vivante: « en quoi, en arrivant ici, tu ne seras plus le même, et en quoi, par ton arrivée, ce lieu ne sera jamais plus le même ? ».Â