«Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter» (Cqnpsrlpscalr). Tel est l’étrange message codé que Tania Mouraud nous délivre, comme un avertissement, une maxime ou une prophétie aux accents politiques. Cette sentence se trouve en effet inscrite sur plus de 40 mètres de long sur la façade du Mac Val, s’adressant ainsi aux passants, aux citoyens, à la ville entière. Toutefois, cette phrase ne nous est pas livrée clairement et distinctement, et mérite d’être décryptée. Car l’écriture de Tania Mouraud s’apparente ici à une fresque abstraite, où le tracé de chaque lettre ressemble davantage à un trait sinueux et labyrinthique qu’à notre typographie habituelle. L’artiste a d’ailleurs disséminé plusieurs autres fresques abstraites sur l’édifice du musée ou dans la ville, que l’on peut découvrir au gré de nos pérégrinations dans Vitry, dont Dream évoquant le célèbre discours humaniste de Martin Luther King, et MPP (pour «Même pas peur») sonnant comme une révolte ou un geste de défi à l’encontre des puissants et des idéologies dominantes.
Ces messages aux connotations politiques, s’inscrivant dans l’espace public, visibles aux yeux de tous, semblent donc tout d’abord illisibles. Ils demandent un effort de déchiffrage chez le spectateur, et lui donnent le sentiment qu’une signification secrète, latente, peut être révélée et extraite de l’imagerie abstraite qu’il perçoit de prime abord. Ainsi, chaque image véhiculerait un sens politique plus ou moins perceptible – mais néanmoins toujours présent à qui sait bien y regarder – capable de réveiller ou d’aiguiser notre conscience, de nous remémorer une exigence morale, ou de nous rappeler un slogan utopique.
A l’intérieur du Mac/Val, un corridor aux murs insonorisés, couvert d’une épaisse mousse, nous préserve du terrifiant brouhaha mécanique qui va bientôt s’abattre sur nous et nous oppresser. Nous arrivons alors dans une grande salle obscure où la vidéo Ad Nauseam se trouve projetée sur trois immenses écrans (35 mètres de long sur 7 mètres de haut). Une trentaine d’enceintes sont également disséminées çà et là dans la pièce, redoublant l’immensité du dispositif vidéo qui nous absorbe tout entier. Le triptyque vidéo révèle en effet les rouages d’une usine de recyclage de papier, où des tonnes de livres sont déplacées et détruites sous nos yeux, dans le fracas monstrueux des machines. Les livres sont acheminés sur des tapis roulants, déversés dans des conteneurs, manipulés par des pinces ou des bras géants, déblayés par une pelle mécanique. L’espace est littéralement saturé, débordé de livres, dont les couleurs, les titres, les noms d’auteur et les couvertures s’entremêlent indistinctement. La gueule de la pelle mécanique vomit bientôt des ouvrages. Une pluie de bouquins s’abat sur les tapis roulants. Puis les livres sont littéralement mis en pièce, désintégrés. Les pages sont détachées les unes des autres et volettent, froissées, ou déchiquetées en bandelettes ou confettis.
Voltaire, Marc Lévy, Les Simpsons, Le Chat de Philippe Geluck, Looney Tunes, ouvrages d’histoire de l’art, manuels scolaire, albums de Martine, biographie de Raymond Domenech, ancien sélectionneur de l’équipe de France de football… Les titres s’accumulent pêle-mêle. Tous les domaines de savoir entrent en collision. Les objets de la culture apparaissent alors comme de purs objets de consommation, fabriqués indéfiniment en série, saturant l’espace, nos regards et nos esprits. Pour ensuite tomber dans l’oubli. Car tôt ou tard, on s’en détourne, on les zappe. On les jette à la poubelle. On les détruit comme n’importe quel autre déchet domestique. On les transforme en blocs de papier que l’on transporte sur des palettes, et que l’on acheminera certainement vers une autre usine d’exploitation.
Les mouvements continus et frénétiques des machines et des piles de livres nous donnent ainsi le tournis. Le vertige nous gagne d’ailleurs à mesure que l’on s’approche des trois écrans géants, agressé par le brouhaha assourdissant de l’usine. Le souffle des machines, le roulement des tapis, le moteur de la pelle mécanique: tous ces bruits se mélangent confusément et forment une bande son sourde et robotique. On se retrouve peu à peu gagné par les tremblements, les vibrations et les résonnances de la salle des machines.
Aussi, on ne décèle aucune présence humaine dans cette usine qui, dès lors, apparaît comme un pur monde machinique désincarné. Les humains sont certainement cachés derrière les vitres des pelles mécaniques. On devine leur présence en creux à travers un panneau «interdiction de fumer». On aurait même l’impression que l’homme se contente d’appuyer sur un bouton pour que toute la chaîne industrielle s’embraye et fonctionne automatiquement.
La culture se trouve finalement intégrée et incorporée aux processus et mécanismes de la société de consommation. Elle devient un produit semblable en tout point de vue aux biens de consommation courants. Les œuvres de la culture, fabriquées en série, se changent désormais en objets de culture de masse. Dès lors, les masses, désireuses de rendre toute chose disponible et manipulable à l’envi, et emportées dans le flux de la consommation à outrance, s’approprient les produits de la culture et les dilapident vainement.
Oeuvres
— Tania Mouraud, Dream, 2014. Impression numérique sur papier affiche. 1,75 × 2,40 m.
— Tania Mouraud, Cqnpsrlpscalr, 2014. Impression numérique sur bâche tendue. 5,05 × 43,68 m
— Tania Mouraud, Mpp, 2014. Impression numérique sur bâche tendue. 5 × 5 m
— Tania Mouraud, Ad Nauseam, 2012-2014. Installation vidéo et son, 3 écrans, 27 enceintes. 72’ (en boucle).