Pour Résurgences, Sarah Trouche réactive une série de performances réalisées en 2012 à Fort-de-France autour de l’histoire ambiguë et controversée de Joséphine de Beauharnais. En pleine immersion dans la culture martiniquaise, et résidant, non sans ironie, à l’hôtel L’Impératrice, la performeuse s’était confrontée à cette figure forte de l’île qui y est tout autant aimée que détestée, cristallisant à la fois une certaine fierté créole (elle est fille de planteurs français) et l’hostilité des locaux qui lui attribuent, à tort ou à raison, le rétablissement de l’esclavagisme en 1802. Comme pour remédier à ce traumatisme encore prégnant, Sarah Trouche avait imaginé un dispositif à visée cathartique, cherchant à produire l’effet d’un pansement sur une plaie mémorielle, d’un engagement sur la voie d’un rétablissement, au double sens de réparation psychologique et de réhabilitation d’un discours de vérité. La première de ses actions consistait ainsi à fouetter en place publique la statue vandalisée, décapitée, de la tragique impératrice, redoublant le geste de vengeance du peuple insulaire pour éveiller les consciences au-delà du huis clos local.
A Paris, deux ans plus tard, Sarah Trouche choisit de flageller deux peintures de Joséphine, avec ses cheveux cette fois. Le décor est planté avec clarté et minutie, dans une économie de moyens caractéristique de sa démarche: un espace bâché, deux pots de peinture ouverts au premier plan, deux grands portraits de Joséphine en noir et blanc en fond. Identiques bien qu’aux couleurs inversées, l’un étant le négatif chromatique de l’autre, ils pastichent un portrait officiel peint par François Gérard. La performance se déroule en trois temps. Jeune femme aux formes plantureuses, Sarah Trouche apparaît nue, ses longs cheveux noirs tressés à l’africaine, s’agenouille puis se recouvre patiemment l’intégralité du corps de peinture blanche. Dans un second mouvement, son assistante, une métisse vêtue de noir, lui saisit la tête et la plonge dans un pot de peinture rouge, d’un geste indolent, voire méprisant, sans réelle précaution. Sarah Trouche apparaît vulnérable et soumise, elle perd peu à peu sa prestance. Sa coiffure se fait pesante, à l’image de la condition qu’elle décrit, quand la peinture, dégoulinant sur son corps et dans l’espace, ajoute à la déconstruction d’une figure civilisée. Au cours du troisième temps, la performeuse, rendue à un état brut, mobilise le poids et la dureté de ce fouet capillaire pour maculer d’un sang symbolique ces portraits aseptisés, souillant la toile comme on entache une réputation.
Comme souvent chez Sarah Trouche, l’efficacité du propos tient à l’extrême lisibilité du dispositif. Celle-ci n’accumule pas, à juste titre, les niveaux de lecture, consciente d’une part que la performance offre moins l’occasion d’une analyse patiente que celle d’une rencontre, de l’autre, que le trauma n’est pas traductible dans l’ordre du signifiant. Par cet événement contre-traumatique, un acte de résilience qui donne son titre à la performance, elle libère une parole brève, directe et sans équivoque, désinhibant le souvenir et le désir, sinon de dire, du moins d’exprimer. Le code couleur adopté (noir, blanc, rouge) ne laisse ainsi aucun doute quant à la symbolique convoquée: les luttes sociales associées à la violence du souvenir colonial. Organisant la bascule entre le noir et le blanc, comme pour en rappeler l’équivalence et renverser a posteriori les relations d’autorité, elle tranche ce jeu de contraste par des jets de peinture rouge — réminiscences évidentes de flagellations réellement assenées — qui finissent par se substituer à l’image de Joséphine, matérialisant un processus de défiguration symbolique déjà à l’œuvre dans les mentalités martiniquaises.
Au-delà du contenu narratif, ce combat entre Sarah Trouche et ses propres tableaux fait écho à une problématique artistique, autant personnelle que théorique: l’opposition, réelle ou supposée, entre les arts vivants et plastiques. Ici, la joie prise à la destruction signe un retour à la primauté de l’acte sur la représentation, donnant au défoulement pulsionnel la force d’une affirmation, d’une revendication à l’art performatif. Les œuvres plastiques ne sont pas simplement ajoutées au décor mais bien absorbées par la performance, puis détruites, soumises aux aléas de l’action et aux modalités de l’éphémère. Sa position est toutefois plus ambiguë qu’il n’y paraît car Sarah Trouche ne sacrifie pas totalement le mécanisme de séduction formel en reléguant les œuvres picturales au rang de déchets. Ces peintures, qu’elle a elle-même exécutées, participent avant tout à la présentation plastique de ses actions et lui fournissent un cadre formel attractif. Plus encore, en se faisant le support pictural de son geste violent, elles permettent à Sarah Trouche de s’extraire de la référence classique — la peinture d’histoire — pour embrasser les formes de la modernité et indiquer ainsi le sens d’un dépassement des codes d’appréciation du XIXe, une nouvelle évaluation des normes esthétiques et culturelles. Après avoir longtemps privilégié la forme monochromatique, elle semble pour l’occasion s’en émanciper: les éclaboussures, jets, coulures, gouttes et amas de matière se réfèrent davantage à l‘action painting, à la technique de l’all-over (dripping, pouring), traduisant en acte une nervosité d’exécution qui renvoie sans nul doute à la colère motrice de sa pièce.
Moyen terme entre une sculpture vivante et un corps en action, sa figure nue n’est pas à interpréter dans le sens d’un combat, par exemple féministe, ou de la dénonciation de processus biopolitiques. Sarah Trouche se pose d’ailleurs moins comme un médium abstrait et anonyme, un corps-surface ou totem, que comme un Autre concret, un corps frontalement exposé, agissant et cherchant à signifier, qui interpelle le public en le délogeant du confort des a priori culturels. Son corps en guise de signe, elle érige des sculptures éphémères qui incitent à un nouveau regard sur ces peuples en marge que l’époque a comme réduits au silence, ici les martiniquais engagés dans la réhabilitation sans fard du souvenir colonial. Sarah Trouche travaille enfin à faire émerger des angoisses liées à la globalisation, en l’occurrence les oublis de la mémoire collective, en poétisant le travail de lanceur d’alerte. Elle devient alors cette Autre sentinelle, empathique et engagée qui transforme la pratique performative en politique des inconscients culturels.