ART | CRITIQUE

Acquaalta

PFrançois Salmeron
@13 Juil 2015

Au moment même où Céleste Boursier-Mougenot représente la France à la 56e Biennale de Venise, «Acquaalta» nous renvoie à l’environnement vénitien et à ses inondations annuelles, lorsque les eaux des canaux montent au point d’immerger la ville. Très attendue, l’exposition ne paraît pourtant pas véritablement tenir ses promesses. Une déception.

Au moment même où Céleste Boursier-Mougenot représente la France à la 56e Biennale de Venise, «Acquaalta» nous renvoie à l’environnement vénitien et à ses inondations annuelles, lorsque les eaux des canaux montent au point d’immerger la ville, ses rues, ses places, ses monuments. A son tour, Céleste Boursier-Mougenot a donc dessiné un grand bassin dans lequel des gondoles naviguent, transformant le rez-de-chaussée du Palais de Tokyo en une petite Venise.

On ôte ainsi ses souliers pour grimper à bord de petites barques, quatre par quatre. Par chance, on se retrouve aux côtés d’un spectateur dégourdi qui se mue aussitôt en un talentueux gondolier et nous guide savamment dans le circuit, au final assez réduit, que propose l’exposition. Debout sur le devant de la barque, il propulse notre embarcation avec une longue rame et fend les flots. On évolue en pleine pénombre. Seules quelques formes spectrales apparaissent furtivement sur les murs. Un bourdonnement sourd se diffuse aussi continuellement. Flux des eaux, flux des sons: l’exposition se pense donc comme un voyage, un environnement à explorer, qui se déploie sur le registre du murmure, de la rumeur, du frémissement.

De l’autre côté de la rive, on accoste sur un îlot où nous attendent de gros blocs de mousse, pareils à un éboulis de roches. On peut s’y affaler et se perdre dans nos pensées, nos rêveries, comme des marins échoués, désœuvrés — l’eau d’ailleurs, omniprésente dans l’exposition, est l’élément onirique par excellence. Sur les murs, les spectres que l’on avait entraperçus lors de notre navigation apparaissent de manière plus sûre, plus définie. En fait, on y reconnaît des silhouettes de gondoliers. On comprend alors que Céleste Boursier-Mougenot, fidèle à ses principes, a placé un système de captation vidéo dans l’ensemble de l’installation, qui filme les mouvements des spectateurs et rediffuse en direct leur présence.

Effectivement, on découvre un peu plus loin des lentilles dissimulées dans les murs du Palais de Tokyo, aux aguets du moindre mouvement qui se produirait à la surface des eaux. Car comme dans l’installation Zombiedrones, que l’on avait notamment découverte dans la très belle exposition des Abattoirs de Toulouse en 2014, Céleste Boursier-Mougenot crypte les images capturées par ses caméras, et ne rend visibles que les corps mobiles divaguant çà et là dans «Acquaalta». Le reste est annulé, abîmé dans la pénombre. Le bourdonnement continu qui traverse l’exposition, quant à lui, n’est que la traduction sonore de ce flux d’images capté et retranscrit par l’artiste.

Par là, nous devenons les spectateurs de nos propres ombres, à la manière des prisonniers de la Caverne de Platon qui scrutent leur propre image, plongés dans les ténèbres, sur les parois de la grotte. N’évoluerait-on pas alors, comme le suggère Socrate, dans un monde de faux-semblants? Mais si la commissaire de l’exposition, Daria de Beauvais, évoque les mythes du navigateur Ulysse ou Narcisse se noyant dans son propre reflet comme références à «Acquaalta», on trouverait plus perspicace encore de se rapporter aux enfers grecs, royaumes des ombres où coule notamment le Styx. On y retrouve tous les éléments structurels d’«Acquaalta»: l’eau, le fleuve, les canaux; l’obscurité; les âmes des morts divaguant comme des spectres, à l’image de nos ombres projetées ou, plus généralement même, de l’ensemble de l’exposition qui se pense comme une digression dans nos songes et notre psyché.

D’ailleurs, nous terminons le parcours de l’exposition comme des âmes errantes, ou des âmes en peine, un peu aigris, un peu déçus de voir que notre navigation sur les eaux est finalement très restreinte, l’îlot tout aussi étroit, et que le reste de l’installation se développe autour d’un ensemble de surfaces réfléchissantes (un bassin entouré de glaces) que l’on trouve somme toute assez banal. Pire, le tout se conclut dans des couloirs tout à fait impersonnels, dépouillés de tout charme. On a ainsi l’impression que l’engouement autour du nom de Céleste Boursier-Mougenot et de sa présence à Venise, sur laquelle «Acquaalta» surfe allègrement, ne tient pas tout à fait ses promesses et nous laisse finalement sceptiques… ou disons pour le moins songeurs.

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