Alors que le public est encore en train de prendre place dans la pénombre, la salle résonne de toutes parts des bruissements furtifs d’une forêt invisible, chants d’oiseaux, grattements d’insectes, zoo sonore, préludant à l’entrée en scène du « ZOO » chorégraphique de Thomas Hauert. Le silence se fait lorsque les premiers danseurs surgissent de derrière le rideau, ou plutôt des stries de rideau, dessinant en fond de scène de larges et noirs barreaux textiles.
Les premiers accords n’émanent pas de cordes mais de corps, se mouvant dans une entente qui ne s’entend pas, silencieuse écoute corporelle de l’autre. Ce n’est que dans un second temps qu’advient la musique : ni absente ni omniprésente elle se fait à proprement parler partenaire, bien plus que fond sonore, n’entrant en scène que quand vient son tour. Les danseurs semblent alors improviser non pas tant sur elle qu’avec elle.
Des mouvements robotiques et saccadés répondent aux percussions qui martèlent les tympans, tandis que volutes de violons classiques et voix lyriques viennent caresser de bien plus fluides coulures gestuelles… Quant aux guitares flamencas, elles embrassent et embrasent de façon étonnement pertinente de biens singuliers « zapateados » revisités version contemporaine. La pièce s’achève dans l’euphorie d’une ronde à la dynamique tantôt centrifuge tantôt centripète, course circulaire s’accordant idéalement aux rythmes festifs d’une fanfare digne d’un film de Kusturica.
Plus que les quelques solos, ce que nous retiendrons véritablement de cette « zoo-graphie », ce sont bien les passages de groupes, dans lesquels transparaissent les interactions invisibles rattachant chaque membre du Corps de ballet au corps de l’autre. Thomas Hauert et sa troupe évoquent ainsi ces grandes cohortes labiles d’oiseaux migrateurs, colonies solidaires et en même temps sécables, se soudant et se dessoudant dans l’air éphémère. Ou même des bancs de poissons, évoluant à juste titre dans l’Aquarium du Théâtre éponyme !
Vêtus de combinaisons, toutes en sombres reflets métalliques bleus, mauves et verts, les danseurs dessinent ensemble d’iridescentes vagues à la façon des nuées aqueuses de poissons néons, retraçant à la fois le mouvement de l’onde et les ondulations de la nage. Et lorsque aux grandes traversées scéniques succède un resserrement de la troupe, s’animant alors sur place, cette faune marine se fait flore aquatique : comme fixés sur un même rocher, les danseurs rappellent ces souples cheveux de mer que sont les algues, ployant et se déployant au gré de courants parfois inverses, et pourtant toujours harmonieux.
Tout l’intérêt de cette création réside vraisemblablement dans cette constante et évidente communion, correspondance paradoxalement issue de l’improvisation. Le groupe, ne se conformant pourtant jamais à une gestuelle uniforme, agence, dans le cadre de grandes lignes chorégraphiques pré-esquissées, des mouvements pluriels et individuels, s’imbriquant spontanément les uns dans les autres comme les pièces d’une mosaïque vivante. Ainsi ce « zoo » n’est-il mu ni par une anarchie sauvage ni par quelque instinct grégaire, mais bien par une multitude d’intuitions interconnectées.
Et malgré la longueur sans doute superflue de quelques séquences, le spectateur demeure fasciné par l’impression d’assister non pas tant à une œuvre achevée qu’à l’opération alchimique combinant par-delà des désaccords possibles des Accords parfaits.