Mark Lewis
Above and Below
«Above and Below» renvoie au titre d’une œuvre de Mark Lewis réalisée à Sao Paulo en 2014: Above and Below the Minhocao. Le film montre le Minhocao, autoroute surélevée qui traverse la métropole, fermée à la circulation automobile le soir et le week-end quand promeneurs et cyclistes viennent s’adonner à différents loisirs ou se ressourcer. Le Minhocao a quelque chose du monument moderniste. Construit en 1970, il représente à l’époque le plus important projet d’infrastructure routière d’Amérique du Sud, avec 3,5 kilomètres de long.
L’étalement urbain, l’intensité du trafic (80 000 véhicules par jour traversent le Minhocao), la pollution de l’air, le bruit, autant de facteurs contribuant à faire de cette excroissance matérielle de la modernité non pas un monument à la gloire de cette dernière, mais un symbole de sa «chute», soulignant le revers de la médaille des visées de progrès, de vitesse, de gestion des flux et également de croissance. «Above and Below» représente donc aussi ce qui dans le réel se confronte aux rêves d’autrefois.
La notion d’expérience est également au cœur du travail de Mark Lewis. Chacun de ses films, à quelques exceptions près, est construit en un plan unique ou, du moins, en a l’apparence grâce à un montage «invisible» de scènes répliquées ou mises bout à bout. La caméra avance lentement dans ce plan et donne l’impression d’un étirement du temps vers ce qu’on pourrait appeler une image «étendue».
Le spectateur a ainsi la sensation d’entrer dans le plan, une impression accrue par la taille de la projection qui rappelle l’échelle du corps face à un paysage, urbain ou naturel, ou une architecture. Une expérience sensorielle en découle, et c’est de cette expérience, de son potentiel, que peut surgir une conscience élargie du monde.
Les mouvements de caméra dans le travail de Mark Lewis mettent en branle également un autre processus qui s’apparente au vertige. Le vertige crée une perte de repères, il ouvre le champ des possibles alors qu’il bouleverse les habitudes du corps, sa façon de se tenir, d’appréhender et de ressentir son environnement. En fait, le vertige met le sujet à l’épreuve du monde. Il l’oblige à expérimenter ce monde autrement. Dans Forte! (2010), un panoramique sur une chaîne de montagne époustouflante de beauté se termine sur le plan rapproché d’un ancien fort, le Forte di Bard dans le Val d’Aoste, rappelant l’histoire militaire et politique du lieu, des frontières et la conquête du territoire de l’Autre qui se cachent derrière la vision idyllique et même marchande du monde actuel — le fort est aujourd’hui devenu un lieu touristique.
Dans Hendon F.C (2009), la caméra circule en effectuant des virages qui déstabilisent le sens de l’orientation. Du terrain de foot récemment abandonné et squatté par des Roms qui vaquent à leurs activités quotidiennes, la caméra s’élève puis redescend jusqu’au milieu des hautes herbes, scrute le lieu devenu terrain vague en fendant la broussaille. Ainsi les mouvements de caméra font apparaître un autre monde, quelque chose comme un envers du monde.
Cet envers du monde, Mark Lewis l’aborde frontalement dans un de ses premiers films présenté au Bal, The Pitch (1998). Se mettant lui-même en scène, il lit un texte nous exhortant à considérer le statut des laissés-pour-compte de l’industrie du cinéma, les «extras», soumis à de longues heures d’attente sur les plateaux, engagés à des tarifs minimums sans garantie de lendemain. Ainsi Mark Lewis dénonce-t-il les conditions du spectacle en se servant de ses propres armes. Il se joue du cinéma avec les moyens du cinéma, le déjoue. Il expose les mécanismes du système de l’art et la précarité qui conditionne son existence.
Rebondissant sur le «manifeste» énoncé avec The Pitch, Mark Lewis aborde la question de «la vie nue» dans une série de pièces dont Cigarette Smoker at the Café Grazynka (2010). Aucun jeu de caméra ne vient ponctuer ce film sobre où le plan fixe domine. Un travailleur polonais est tout simplement assis à une table de café, fumant une cigarette. Ce film est emblématique de cette capacité de Mark Lewis à porter attention aux choses qui de prime abord semblent anodines, les microgestes qui captent son attention, et même mobilisent son affect. Ces microgestes révèlent une forme de résistance aux vicissitudes du monde. Des gestes gratuits, non-fonctionnels par rapport à une économie capitaliste où tout doit servir, être quantifié, mercantilisé. De cette attention au détail émerge une forme de micropolitique.
Cold Morning (2009) exemplifie cette posture micropolitique. En un plan-séquence de huit minutes filmé avec une caméra fixe, Mark Lewis montre un sans-abri qui a installé son monde sur le trottoir d’une grande ville anonyme. Le visage caché par le capuchon de sa veste rouge, le matin venu, il s’organise de façon méthodique, alignant d’abord l’ensemble de ses possessions puis les pliant avec une infinie précaution. Les pigeons squattent une bouche d’aération à proximité. Quelques passants surgissent de temps à autre, quelques voitures aussi. Il ramasse son sac de couchage, le replie, le repositionne aussi, et range d’autres objets qu’il traîne avec lui (y compris un sac plastique rose sur lequel on lit All I Want). Dans ce film comme dans la plupart des autres films de Mark Lewis, capital et vie nue s’entremêlent de façon inextricable, dans une plongée toujours vertigineuse dans le réel et ses interstices. Là s’y trouve la vie, là s’y trouve tout espoir de renouveau et de recommencement. L’espoir, All I Want. A nouveau, ce qui s’expose ici, c’est la potentialité de la vie. Cette intensité qui change les choses, qui extirpe le monde de son immuabilité apparente, il n’y a que l’attention pour la capter, un travail en soi.
Chantal Pontbriand
Mark Lewis est né en 1958 au Canada, il vit et travaille à Londres.
Commissaires de l’exposition: Chantal Pontbriand (Pontbriand W.O.R.K.S.) et Diane Dufour
Vernissage
Jeudi 5 février 2015
critique
Above and Below