Dés les premières secondes d’About You, alors même que la salle et la scène sont encore plongées dans le noir, un battement de cœur – palpitations sonores au timbre organique –annonce la présence des corps à venir.
Baboum, Baboum.
La valve s’ouvre et se referme, propulse le sang oxygéné vers l’organisme, sans que l’on puisse identifier le propriétaire de ses pulsations orphelines.
Puis, la lumière s’allume enfin sur les quatre interprètes, stoppant net – étrange paradoxe –cette petite musique de l’intime.
Et s’il ne s’agissait pas d’une coïncidence ? Ces hommes et ces femmes souffriraient-ils d’une quelconque carence vitale, empêtrés qu’ils sont dans leurs gestes inachevés et malhabiles, désorientés, luttant constamment pour maintenir un semblant d’équilibre. On les imagine victimes d’un trouble psychomoteur, condamnés à ne connaître du mouvement que son impulsion première, de l’acte sa seule intention.
S’appliquant à recommencer toujours les mêmes « figures », jamais vraiment abouties, ils finissent par amuser l’auditoire de leurs pitreries involontaires. D’autant plus que leurs déplacements sur scène obéissent « au doigt et à l’œil » à la partition d’un synthétiseur, les privant ainsi de tout libre arbitre. Pantins déréglés, ils nous font penser à ces personnages de jeu vidéo, qu’il est possible de contrôler à sa guise puis d’abandonner à l’insignifiance d’une gestuelle automatisée.
Pourtant, peu à peu, le mouvement parvient à se déployer, décomposé en de multiples unités individuelles, chacune représentée par un danseur. L’un prend son l’élan, et non, c’est l’autre qui saute ! Celui qui chute n’est pas celui qui se relève. Même la respiration se fragmente, le souffle ici, les poumons gonflés là -bas, le râle de l’expiration ailleurs.
Tous semblent oeuvrer pour la collectivité selon un principe de relais, d’entraide mutuelle. Une sorte de travail à la chaîne, dont la seule rentabilité serait de tenter d’exister.
Nous viennent alors à l’esprit les chronophotographies d’Etienne-Jules Marey et d’Eadweard Muybridge, capables de saisir les étapes successives d’une même action, comme autant de mouvements arrêtés et invisibles à l’œil nu. Celles là même que le philosophe Didi Huberman compare à des danses visuelles, et qui inspirent à Sylvain Prunenec Lunatique, une création de 2007. Celles là même, à la différence près que l’absence de toute logique temporelle renforce ici l’impression de morcellement, de vision en kaléidoscope.
Derrière tout ça, le chorégraphe tire les ficelles, s’amuse à croiser les trajectoires de ces hommes et de ces femmes qui font finalement le choix de s’imbriquer en une masse homogène et sonore. Corps contre corps, échanges de soupirs, chuchotements amoureux.
« Il fait chaud » répète une voix, comblée par la rassurante illusion de n’être plus seule. Fantasme du retour dans le ventre maternel, désir de fusion…
Le chorégraphe tire les ficelles, toujours. Son écriture mêle avec finesse le grave et le léger, libère le sérieux de ses pesanteurs. Dans la salle, quelques fous rires donnent la réplique aux danseurs, puis se perdent dans les couleurs acidulées du décor. On excuse même ce passage parlé, entre jeu télévisé et confession intime, qui parodie, sans vraiment nous convaincre, la société contemporaine et ses excès d’étalage.
Mais qu’importe. About You parle de vous, de nous, littéralement, pour le meilleur et pour le pire.
— Chorégraphie : Sylvain Prunenec
— Interprétation : Kerem Gelebek, Hanna Hedman, Carole Perdereau et Mickaël Phelippeau
— Scénographie : Elise Capdenat
— Conception sonore : Manuel Coursin
— Conception lumière : Gilles Gentner c
— Assistant lumière : Guillaume Tesson
— Production déléguée lelabo : Isabelle Ellul
— Décor : Benoît Gires – Spirale construction