En creux, bien entendu, Alfred Gharapetia nous parle du pouvoir de l’image sur nos consciences, et sa capacité à produire une fiction à partir d’un matériau réel. Une fiction pour se substituer aux faits, une mise en récit des événements, ce qu’on appelle également le «storytelling». Aucune surprise à cela. Après s’être emparé des techniques de marketing, le vampirise depuis quelques années la communication par l’image. Et ce sont les cartes de l’information qui s’en trouvent redistribuées. Le cœur de l’événement disparaît au profit d’une approche plus spectaculaire, plus féconde en dramaturgie. Dès lors, la compréhension reste suspendue dans le vide.
Cette image manipulée, Abondance en est traversé de toute part. Dans Eden et la succession d’images récupérées chez les voyagistes censées produire une idée positive du dépaysement (en réalité, des clichés convenus mêlant palmiers, soleils et centres de vacances); dans RawMaterial©Extralight, pour lequel l’artiste a réalisé deux diaporamas montrant plusieurs séquences de foules anonymes en défilé.
Ces foules qui, par instants, au gré de subtils enchaînements vidéos, s’affichent au moment où apparaissent des leaders aussi emblématiques que Bush ou Jean-Paul II. Etrange raccourci des images, d’autant que ces derniers surgissent au milieu d’une foule cette fois-ci conquise. Etrange encore, au vu de ces images que Alfred Gharapetian a estampillé d’un copyright, preuve symbolique qu’elles appartiennent à tous et sont (ou devraient être) la propriété de chacun.
A la lecture complice de l’image, Alfred Gharapetian substitue de l’ironie, véritable poste avancé d’une critique qui s’étale en plusieurs temps. Le deuxième acte pourrait être l’installation échelle réduite d’un Palm Islands de Dubaï. Si la métropole qatari est le nouvel avatar du capitalisme mondialisé, les îles artificielles en sont l’émanation la plus caricaturale et partant, la plus séduisante. Une véritable métaphore du paradis terrestre conçu comme des îles-ghettos et entretenant l’idée d’un monde qui clive ses réalités. D’un côté la richesse et l’abondance. De l’autre la pauvreté et la pénurie.
Avoir plus pour désirer plus, en somme: l’abondance serait-elle la dernière possibilité de réenchanter le monde? Et l’île de l’abondance permet-elle de le réenchanter ou de s’en échapper ? Au contraire, vouloir à tous prix rejoindre ce nouvel Eden n’est-il pas un moyen de convertir au modèle unique le dernier bastion de virginité topographique ? Le paradis postmoderne est décidément difficile à déchiffrer.
A croire que le désenchantement a pris le pas. Que le pragmatisme a dépouillé les dernières illusions. Les différentes temporalités à l’œuvre dans l’exposition pourraient le suggérer. La séquence image par image de l’explosion de l’horloge à Hiroshima en 1945 (Time), celle des fumées échappées du World Trade Center (AT&T), c’est la seconde tragique qui atteint l’éternité. Sur un autre tempo, l’accélération des images de Eden, le manège inépuisable du logo d’Al Djezira, les va-et-vient du tunnel de Breath Light, c’est la boucle incessante d’une ritournelle patinée par l’hypermédiatisation.
Difficile d’échapper à la vacuité de l’entertainment, au play-pause-replay des images ou aux narrations préprogrammées. En découpant les images (ou les logos, ce qui revient au même) en les décortiquant, les séquençant, en faisant tourner, défiler, clignoter, Alfred Gharapetian allume des contre-feux et rend possible la critique à l’intérieur même du système. Non pas tellement pour réenchanter le monde, plutôt pour comprendre d’où vient notre désenchantement.
Alfred Gharapetian
— Al Djezira, 2008. Grilles métalliques montées sur moteur.
— Eden, 2008. Papier imprimé sur dos bleu. 350 x 240 cm.