La pièce s’ouvre sur un murmure, le fredonnement d’une mélodie aux consonances orientales. Trois femmes se tiennent là, immobiles. La plus âgée nous fait cadeau de cette voix maternelle, qui enveloppe de la douceur des berceuses. Á peine audible, le chant a la monotonie rassurante des ritournelles, celles que l’on chantonne pour soi-même ou pour l’enfant endormi, dans l’espoir de préserver la quiétude du sommeil. Un chant rituel et ancestral, venu de très loin, assourdi par la distance et déjà prêt à s’éteindre…
Une autre musique vient bientôt prendre le dessus sur cette mélopée légère, une musique souterraine, électronique, dont l’intensité sonore brutalise l’espace et éprouve physiquement les corps. Á l’origine de ce retentissement, une corde tendue à l’horizontale, à hauteur d’homme, que tient dans sa bouche, tel un mors, l’une des trois danseuses présentes sur scène. Á chaque grimace, à chaque mouvement de tête, la jeune femme déclenche un son vrombissant, aux violentes répercussions ondulatoires. Son corps reste comme prisonnier de ces sons qu’elle initie et subit à la fois, dans une curieuse et obscure relation de dépendance.
Cette ligne sonore, telle une frontière qui partage l’espace scénique, évoquerait peut-être ce seuil, l’âataba en arabe, auquel le chorégraphe marocain fait référence dans le titre de sa pièce. Le terme n’est pas anodin. Il reste chargé d’une certaine religiosité, surtout dans un pays comme le Maroc, évoquant le passage du profane au sacré, celui qui nécessite une purification préalable. Excepté qu’ici, on ne parvient pas à identifier clairement les différents territoires. La scène fonctionne davantage comme une zone de transition, où se rejoignent, quitte à s’affronter, la tradition et la modernité, l’Afrique du nord et l’Europe, les ondulations de bassin de la danse orientale et les mouvements contemporains, le bourdonnement des discothèques et les chants rituels. Tout ça dans une sorte d’énergie incontrôlable, d’apparence hystérique. En arabe, on appelle ça le tarab, l’extase musicale.
Très vite, on pense aux violences de la mondialisation accélérée, à ses conséquences sur une société traditionnelle comme celle du Maroc, en tant qu’elles génèrent des paradoxes, créent des espaces de liberté débridée au cœur même de la censure et des interdits religieux, brouillent les identités.
Cependant, si le message passe, la danse n’est malheureusement pas à la hauteur du propos. Quelque chose sonne faux dans cette frénésie corporelle, comme si l’on apercevait par mégarde les coulisses d’un spectacle, les rouages du décor, brisant ainsi l’illusion de la représentation. Le plus souvent, les danseuses singent la violence, feignent la transe, sur jouent la fatigue ou l’allégresse, mais ne la donnent pas à voir, à vivre. Les corps restent à la surface du geste. Cette tendance littérale du mouvement (en cela qu’il dit plus qu’il n’évoque) atteint son paroxysme lors d’un duo entre les deux plus jeunes interprètes, qui miment un combat, transformant la scène en un petit théâtre amateur où l’on danse, se gifle, se repousse, à la limite du grotesque. Bref, on est déçu, surtout après cette entrée en matière engageante, cet affrontement sauvage et énigmatique entre un corps et une musique provenant des profondeurs de la terre, où l’homme devient l’instrument de sa propre torture. Un départ en force, que l’on aimerait voir s’épanouir à l’avenir dans le travail du chorégraphe, en espérant que celui-ci trouve un langage mieux adapté à la pertinence de son regard sur le monde.
— Chorégraphie et espace : Taoufiq Izeddiou
— Interprètes : Ahlam Ettamri, Hassania Himmi, Marjorie Moy, Amal Naji, Manolie Soysouvanh,
Sabah Zaidani
— Création sonore : Guy Raynaud
— Création lumière : Laurent Matignon