D’Annie Leibovitz, on finit par presque tout savoir. Qu’elle est une photographe virtuose dont les portraits des grands de ce monde font très tôt les couvertures de Vanity Fair, Rolling Stone ou Vogue. Qu’elle fut aussi la compagne de Susan Sontag dont elle suivit les derniers moments. Mais on découvre à la Maison européenne de la photographie que l’exposition personnelle qu’elle a orchestrée et qui tourne depuis plusieurs années dans le monde est une vraie réussite.
Cette dernière aurait pu scolairement distinguer les travaux de commande et les oeuvres intimes, les grands et les petits formats, les photographies couleur et les tirages noir et blanc. L’artiste a préféré brouiller les cartes et tout mélanger, pour mieux faire comprendre qu’elle refuse de se soumettre aux genres établis et que toutes ces photographies ne font qu’une vie.
Apparemment classiques, les grands portraits en couleur sont en fait très audacieux. Daniel Day-Lewis (1992) pose de trois-quarts devant un fond uniforme de studio et dans un clair-obscur parfaitement contrôlé qui fait ressortir son visage et ses mains. Mais l’acteur est un peu vautré sur sa chaise. Comme celle de Monsieur Bertin peint par Ingres, la pose du modèle détonne avec le genre codifié du portrait.
Les photographies intimes rompent aussi avec les caractéristiques de la photographie de famille. D’une part, elles ne célèbrent pas un moment particulier, ou alors, tout en étant toujours parfaitement maîtrisées, elles en donnent une vision banale. Le soixante-quinzième anniversaire de la mère de l’artiste est ainsi réduit à des vues prosaïques des parents de l’artiste occupés à leurs activités les plus quotidiennes.
D’autre part, les proches de la photographe prennent rarement la pose. Quand ils ne sont pas vus de loin, ils semblent souvent photographiés à leur insu. Parfois, ils font l’objet d’une succession de clichés et finissent par se livrer à l’objectif. Plusieurs magnifiques séquences, au Mexique ou à Venise en 1989, montrent ainsi Susan Sontag dans un état d’absorbement très émouvant.
Enfin, ces photographies intimes ne forment pas une mémoire heureuse de la famille. Présentées sans respecter la chronologie, elles ne constituent pas un récit comme le ferait un album. Surtout, très souvent mortifères, elles ne sont pas des images du bonheur.
Le désordre recherché de l’accrochage de l’exposition ne crée pas de dialogue concluant entre les images, mais tel n’est visiblement pas le but. Au contraire, il conserve à chaque photographie son importance et son autonomie. Il surprend le visiteur. Ainsi, ces deux photographies prises à Sarajevo et au Rwanda montrant les traces de l’horreur. Il lui laisse aussi une grande liberté. Le visiteur pourra passer assez vite devant les paysages charbonneux tirés en très grands formats.
Mais on l’invite à s’arrêter plus longuement devant deux magnifiques nus. L’artiste Karen Finlay (1992) est mystérieusement lovée dans un fauteuil. Le point de vue plongeant écrase ce coin de pièce plutôt minable. Mais la blancheur de la peau fait ressortir le vert pâle des grosses chaussettes et le rouge vif du peignoir.
Au contraire, les deux vues fragmentaires de la danseuse June Omura (1999) tendent au monochrome. Les reflets gris et verts confèrent à ce corps mangé par l’obscurité l’aspect du marbre. Mais la finesse des détails et l’infinie variation des couleurs des veines, des tâches et des rougeurs de la peau ne laisse guère de doute. Jamais Annie Leibovitz ne réifie ses modèles.
Publication
La vie d’une photographe. 1990-2005, éd. La Martinière.
Annie Leibovitz
— Mikhail Baryshnikov et Rob Besserer, Cumberland Island, Géorgie, 1990. Photographie.
— Susan Sontag, Pétra, Jordanie, 1994. Photographie.
— Mon frère et mon père, Silver Spring, Maryland, 1988. Photographie.
— Brad Pitt, Las Vegas, 1994. Photographie.
— Vélo renversé d’un enfant tué par un sniper, Sarajevo, 1994. Photographie.