Dans ses spectacles et dans ses expositions, Robert Wilson travaille le théâtral et le plastique. Dès sa première rétrospective (Cincinnati, 1980), il expose des éléments de décors — esquisses préparatoires, mais aussi toiles de fond, meubles ou vidéos, autant d’objets qui quittent ainsi la scène et voient leur fonction reconsidérée, leur identité déclinée dans de nouvelles installations.
Le mobilier revient sans cesse habiter les scènes de Wilson. Un type d’accessoire particulier, le siège, est présenté en ce moment à la Galerie de France. Rigide, solide même lorsque seul un mince tube métallique dessine ses contours, le siège porte un corps, l’épouse; il implique la présence de l’acteur, ou son absence. Hiératique, le siège devient ici objet scuptural, mis en lumière avec autant de précision que peuvent l’être les personnages de Wilson.
Le premier objet, à l’entrée de la galerie, est un siège sur lequel il serait impossible de s’asseoir. Créée pour White Raven (1998), cette chaise très verticale (266 x 15 x 15 cm), faite de fragiles baguettes de frêne, est suspendue, projetant sur le mur voisin une ombre mobile. Plus loin, des orchidées flottent à la surface de la table-bassin d’un écrivain, A Chair and a Table for an Author (1998); l’ombre portée des fleurs et de l’eau vibre au rythme des pas du visiteur. Quant à Parzival : a Chair with a Shadow (1987), son ombre se fait concrète, dessinée d’une ligne noire qui borde la chaise.
De salle en salle, les sièges et accessoires se succèdent: énorme trône de bambou (The Crocodile King’s Bamboo Throne, 1986), petit tabouret dont on dirait le métal poli par Brancusi (Goro’s Tabouret, 1989), appuie-tête pour Madame Butterfly (1993) ou pour Sainte Thérèse (1993), chaise destructurée (Mondrian Chair, 1989) ou sofa explosant de rouge (Esmeralda’s Sofa, 1989). Ils se succèdent, mais sans vraiment s’articuler ni se répondre. Et la question se pose: s’agit-il d’une installation, d’une scénographie, ou d’une suite d’objets individuellement intéressants mais rassemblés par un arbitraire thématique un peu anecdotique (voire fétichiste: «les chaises de Bob Wilson»)?
Quel type d’attention ces objets demandent-ils au spectateur? Tout semble vouloir indiquer que ce sont des œuvres : édition limitée, retour sur les formes élémentaires du minimalisme, hommage à l’artiste Agnes Martin (avec d’ailleurs la seule chaise qui ne soit pas issue d’un spectacle, On A Clear Day You Can See Your Mother: A Chair for Agnes Martin, 1991) ; reprise de motifs hérités de Sol Lewitt ou Donald Judd, tension constante entre vide et plein, travail sur le matériau industriel et ses surfaces. L’épure du style minimaliste est en outre mise en valeur par un éclairage qui confère à chacun de ces objets une présence toute théâtrale, surtout théâtrale.
Un cartel indiquant le «spectacle d’origine» des divers sièges aurait de fait assigné à ceux-ci une fonction principalement documentaire. Leur provenance, et le déplacement qu’ils ont effectué de la scène à la galerie, est ici plus subtilement suggéré. Dans la première salle d’exposition est diffusée une vidéo basée sur Deafman Glance (1970), spectacle qui fit connaître Wilson en Europe, et dans lequel une femme noire tue ses deux jeunes enfants juste après les avoir nourris.
Autre rappel d’une provenance théâtrale, neuf dessins au pastel et fusain sont les esquisses sombres et solennelles d’un décor pour Gotterdammerung (2002). Et dans une arrière-salle, en retrait par rapport au reste de l’exposition, deux trônes massifs se font face (Queen Victoria Chairs, 1974); près d’eux, des dizaines de toiles soigneusement entreposées attendent qu’on les fasse glisser sur leurs rails pour les sortir de leur réserve. Ces «coulisses» de galerie donnent aux Queen Victoria Chairs une présence riche de sens.
Le titre de l’exposition suggère également un déplacement: A Move A/B signale un mouvement, un glissement de A à B. De la même façon, A Moveable Seat désignerait un siège que l’on peut déplacer, qui garderait la même force quel que soit le lieu de son exposition. Ce titre est aussi un jeu de mots sur l’expression anglaise a moveable feast, désignant ces fêtes religieuses (Pâques, etc.) qui ne viennent pas à date fixe dans le calendrier chrétien; Hemingway avait d’autre part intitulé A Moveable Feat un roman relatant ses années parisiennes. Le titre choisi par Wilson a donc de nombreux échos.
Si cette exposition peut laisser un goût de trop peu, ce n’est pas tant parce qu’elle ampute les objets exposés de leur provenance théâtrale, ou parce qu’elle les déplace vers un nouveau lieu dans lequel ils n’ont pas le même sens. Wilson réalise souvent avec succès de tels déplacements, en réinscrivant l’objet en question non seulement dans un nouveau lieu, mais dans un nouvel espace. Les rétrospectives de Cincinnati ou de Boston (1991) créaient ainsi des images nouvelles à partir d’éléments divers; en 1991, au Centre Pompidou, Wilson confrontait ses objets à des œuvres choisies dans les réserves du musée; dans Portrait, Still Life, Landscape (1993), ce sont des œuvres de la collection du Musée Boymans-van Beuningen de Rotterdam que Wilson s’appropriait pour les mettre en scène. Cette hétérogénéité (confrontation ou dialogue avec d’autres œuvres, mise en relation dynamique des objets, inscription dans un lieu, mise en espace) confère aux installations de Wilson une certaine intensité. Intensité qui fait ici défaut.
Dans le catalogue de l’exposition Mr. Bojangles’Memory: og son of fire (Centre Pompidou), Wilson déclarait que le musée doit être un «lieu de création» où l’on ne doit pas exposer «des choses mortes». Loin d’être des «choses mortes», ces sièges semblent pourtant quelque peu dévitalisés. Mais peut-être est-il injuste de reprocher à une scénographie de n’être pas une installation.
Robert Wilson
— Chaises, tabourets, et autres objets provenus des spectacles de Robert Wilson, de 1973 (Stalin Chairs, plomb sur polyurethane, 20 x 51 x 51 cm) à 1999 (Queen’s Chair, bois laqué noir, 74 x 25,5 x48 cm).
— 9 dessins pour Gotterdammerung, 2002. Pastel, fusain sur papier, 37 x 47 cm.
— Never Blue, nd. Plâtre, ensemble de 124 pièces.