Peut-on danser Mary Wigman aujourd’hui ? Cette grande chorégraphe, danseuse et pédagogue de l’Ausdrucktanz (danse d’expression) chorégraphiait ses solos à partir de son intériorité propre. Ses danses sont donc singulièrement attachées à un vécu et n’ont pas vocation à être transmises et reprises par d’autres. Alors de quel corps faut-il se doter, quels désirs faut-il activer, quel cadre faut-il se donner pour reprendre aujourd’hui, 70 ans après leur création, les neuf courts soli qui composaient en 1929 le programme de la tournée américaine de Mary Wigman et qui forment aujourd’hui celui de Fabian Barba, A Mary Wigman Dance Evening ?
Poids, espace, intériorité
Fabian Barba a travaillé avec des bouts de ficelles ― archives vidéos, compte-rendu de presse, photos et textes de Mary Wigman mais aussi avec beaucoup de générosité, d’ardeur et, semble-t-il, de sérieux. Il est allé notamment à la rencontre des dernières élèves de la chorégraphe que sont Katharine Sehnert, Irene Sieben et Susanne Linke, comme pour mieux s’imprégner d’une corporalité dansante basée sur le poids, la construction d’un espace et l’intériorité. Si toute idée de vérité historique, par le jeu de la reconstitution, est d’emblée écartée ― autant par le manque de traces que par la distorsion temporelle et corporelle qui sépare les deux moments de représentation ― la figure wigmanienne apparaît néanmoins dès les premiers instants.
Au fond de la scène, en son centre, plongé dans un noir profond, le corps, pétri d’une matière dense – sorte d’alliage de glaise et d’or –, entame un chant séraphique (Seraphisches Lied). Fabian Barba concentré, grave, inspiré, déploie dans une petite aire sphérique des mouvements de bras mi-légers mi-lourds, quelques ténus déplacements – ou peut-être arrachements – sur un sol dont on sent qu’il n’est pas uniquement constitué par la surface de la scène qu’il occupe.
On découvre ainsi la force de cette danse précise et intense, les dynamiques privilégiées telle la circularité du mouvement. On ressent également tout le vécu intérieur par le jeu des modulations du corps, des tensions de bras et de mains, la présence pleine d’un dos, les traits expressifs du visage. Il s’agit en fait d’un « mode d’être à la danse» particulier, hanté par des visions, des sensations intimes dont la forme rendue sur scène est aussi simple que ciselée, claire que nuancée. Une danse de l’humain dont les élans vitaux ne sont pas ceux de la vitesse, du débordement mais ceux plus extatiques d’une pensée du geste à même la peau, la chair et les os. Qu’elle soit évocation de l’été, la tempête ou la nuit, la danse est partenaire de l’espace. Cet espace semble sculpté, vibrant, incroyablement ouvert au possible. Une danse profonde donc mais qui demeure une danse de scène. En témoigne la richesse des costumes, soyeux, lumineux, magnifiquement recréés par Sarah-Christine Reuleke.
Un hommage en forme de devenir
Fabian Barba parvient à restituer quelque chose du « sous-sol » des danses wigmaniennes ― même si par moments son corps contemporain est tenté de se faire plus léger. Peut-être fallait-il qu’un homme s’incarne aujourd’hui dans ces gestes pour pouvoir jouir au plus près de leurs puissances ?
« Mille fois j’ai été exalté par le mourir et renaitre de la vie ». Cette citation de Mary Wigman décrit bien à -propos le sentiment que le travail de Fabian Barba nous procure. Cette exaltation si féconde à désirer les gestes, à les réanimer (de la racine anima : souffle, vie), à nous en délivrer le sens premier, sans surenchère ni excès de concept, sans verser non plus dans une nostalgie atone, est une juste manière de créer un rapport de savoir et de corps entre hier et aujourd’hui. Peut-être ce travail parviendra t-il à relier les différentes générations de danseurs et de spectateurs qui n’ont pas les mêmes attentes d’une représentation de danse?
Dominos and Butterflies, de la matière au collectif
Le collectif Busy Rocks semble renouer avec la recherche sur le mouvement en lui-même, à partir du corps-matière, si cher à la danse moderne et abstraite. Le deuxième spectacle en est une réjouissante démonstration, plus proche cette fois de la danse contact mais suffisamment habile, fouillée et personnelle pour nous en faire oublier les codes.
Ici, ni décor, ni musique, ni costume, quelques sobres lumières et des pantalons, chemises souples et genouillères pour toutes tenues. On perçoit d’emblée le laboratoire de recherche, la communauté de travail. Les cinq danseurs se sont rencontrés au cours de leurs études à l’école PARTS où ils ont engagé une dynamique de recherche basée « sur une réaction en chaine sans fin : un premier mouvement impulse le suivant et une mécanique irréversible se met en place ». Il en est ainsi pour la pièce Dominos and Butterflies, construite sur le principe du domino, d’où son titre. Quand l’un des danseurs engage un mouvement, il rencontre inexorablement un autre corps, une incessante partie de rebondissements à coups de frappés, roulés, portés, contrepoids, entrechoquements va alors se jouer. Les interprètes ne se quittent presque pas, ils sont soudés, solidaires. Mais la performance pourrait tourner court si le groupe avait choisi de rester scellé au strict agencement du concept. L’intérêt de la pièce est justement d’avoir su le faire évoluer, d’avoir ouvert « l’entre soi » pour décliner en une multiplicité de qualités, résonnances, vibrations, touchers, dépôts, frottements…, la relation des corps.
Souvent ludique, très ingénieux, Dominos and Butterflies nous offre une vision du travail collectif. La simplicité et l’envie de partage qui se dégagent du groupe révèle la belle âme du collectif. Pas si fréquent que cela en danse.
A Mary Wigman Dance Evening
― Conception et danse : Fábian Barba
― Costumes : Sarah-Christine Reuleke
― Musique : Hanns Hasting, Sascha Demand
― Lumières : Geni Diez
Dominos and Butterflies
― Conception et danse : Busy Rocks