Des Personnes de Christian Boltanski ne restent donc que les retentissements, les battements de leur cœur, machinerie immense et invisible qui emplit la nef du Grand Palais. Puis, au sol, les dépouilles des Personnes. Des centaines de pardessus fripés, des deux sexes et de tous les âges, répartis en carrés égaux, sur lesquels pendent des tubes de néon. A chaque angle des carrés, un poteau rouillé diffuse le rythme cardiaque d’une personne — l’unique son qui est le sien. Sur le côté, dans ce qui pourrait être la chapelle ou le chœur adjacent de la nef, une montagne de vêtements, de dix mètres peut-être de haut dans laquelle une pince de métal, de celles qui ailleurs broient les autos, s’enfonce et agrippe une flopé d’habits qu’elle relâche dix mètres encore plus haut. Ainsi, incessamment; comme n’a de cesse le vacarme des cœurs.
Il fait froid, et la verrière ne reflète que la nuit. Il fait froid, et chaque pas veille à ne pas écraser une manche ou un col, à ne pas trébucher contre les griffures du béton. Sous les yeux s’étendent les foules d’hiver, qui se sont dévêtues là , comme en d’autres lieux elles se sont déchaussées. Au loin, un homme, coiffé d’un feutre, tire une petite valise, traverse le champ, s’attarde parfois à quelque détail, et reprend son chemin. L’homme qui passe, ce visiteur, est de ce monde et d’un autre, comme est nôtre cette installation et autre l’image dont elle procède — l’image d’autres installations, l’image des camps de la mort nazis. Qui peut dire qu’il est d’une seule époque? Qui peut affirmer que ses traits sont siens comme l’est son habit? Où sont les personnes que l’on a mises à nu?
C’est ainsi que Personnes saisit le visiteur puis l’approche de la terre, tout près de la mort, de cette mort massive que le dernier siècle a créée et en laquelle Boltanski cherche l’intimité, un visage familier, les oripeaux d’un ami — les pierres d’un monument. Or ce qui peut-être contrarie ce mouvement vers l’intime, ou en tous cas l’affaiblit, c’est la volonté de l’artiste d’unifier le grouillement, de faire une œuvre d’ensemble qui soit un tout; de composer une image si rigoureuse et globale que sa rigueur et sa globalité apparaissent comme les conditions mêmes de sa monumentalité.
En d’autres termes, l’œuvre affleure — sans vraiment s’y heurter — l’écueil du spectaculaire qu’un tel lieu suggère nécessairement. Œuvre forte oui, puissante même, de celles qui se prêtent si bien à la photographie ou au film, mais qui souffre de son ambition: plonger le visiteur dans le bruit et l’image, jusqu’à rendre évidents les absents. On passait entre les plaques de métal oxydé de Richard Serra (Monumenta 2008), presque discrètes en dépit de leur gigantisme, presque inaperçues malgré leur verticalité imposante; dans les champs de Boltanski, on ne peut que s’arrêter, le souffle court.
C’est un choix de mise en scène, un choix d’émotions aussi. Personnes participe de cette tendance à immerger le visiteur dans l’œuvre et de ce goût du visiteur à être cerné par elle. Et, assurément, dans ce registre, l’installation in situ de Christian Boltanski compte parmi les meilleures.
Pourtant, il faudrait croire encore. Croire que l’on peut «vivre une expérience», «passer dans un autre monde» devant une simple toile sur laquelle on a jeté quelques couleurs, ou un trait de fusain; croire qu’un bout de terre est celle qui manque; croire que ce morceau de bois taillé est un dieu. Il faudrait parvenir à cette sensation qui fait que le cœur bat plus vite à la lecture de quelques lettres noires imprimées sur du papier blanc; percevoir, avec Deleuze, des diastoles et des systoles dans les torsions des peintures de Bacon.
Croire, enfin, qu’il n’est nul besoin d’enregistrer mille battements de cœur pour en entendre un seul, ni d’un mausolée pour se souvenir, ni d’une immensité pour se perdre.
Christian Boltanski, Personnes
Monumenta 2010, Nef du Grand Palais, 13 janv.- 21 fév. 2010