, explique Zeev Segal, professeur à l’université de Tel-Aviv (Libération, 6 janv. 2009).
En ces «circonstances exceptionnelles», il se confirme que tuer est un «travail», peut-être le plus vieux du monde. Un travail inséparable de formes de visibilité, d’une modélisation des flux d’images, de mots et de sons.
A chaque conflit, donc, ses formes de visibilité en fonction de la façon dont «l’armée fait son travail», du degré de sophistication de l’arme informationnelle, des contextes idéologiques de la guerre, et des rapports de force sur le terrain. Là encore, c’est la raison du plus fort qui prévaut.
A Gaza, l’information visuelle diffère radicalement de celle qui a prévalu durant la guerre du Vietnam d’abord, la guerre des Malouines ensuite, et surtout la guerre du Golfe (1991).
Après la profusion incontrôlée des images de sang et de mort qui ont été, durant la guerre du Vietnam, quotidiennement relayées par la presse et la télévision jusqu’à affecter profondément les opinions publiques, après la prohibition absolue des Malouines, la guerre du Golfe n’a pas été, comme on l’a trop dit, une guerre sans images, mais une guerre dans laquelle les traditionnelles vues photographiques ou télévisuelles prises au plus près des combats ont été remplacées par des images électroniques aériennes, prises depuis des avions ou des satellites. La stratégie militaire se doublait d’une stratégie politique de figuration, dont la chaîne américaine CNN était le principal opérateur.
L’informatisation généralisée des armes et la suppression de toute trace concrète des combats ont donné à ce conflit la forme désincarnée d’un immense jeu vidéo. La guerre devenue ainsi ludique et abstraite pouvait être acceptable, sinon acceptée.
Alors que des génocides se sont menés, ou se mènent encore, notamment en Afrique, dans une invisibilité presque totale en raison de l’indifférence de la communauté internationale, il en va différemment au Proche Orient qui est sous les regards permanents de tous les observateurs du monde. Cela a obligé Israël à adopter une «politique élémentaire d’accès à l’information», tandis que le «travail» de l’armée, prévu pour être excessivement coûteux en vies de civils et d’enfants palestiniens, devait être maintenu à l’abri des regards libres et indépendants de la presse internationale extérieure au conflit.
La solution mise en œuvre par l’armée israélienne est donc de plonger Gaza dans un redoutable et savant huis clos. D’une part, en interdisant totalement à la presse internationale d’accéder à la zone des combats, et même de s’en approcher en établissant une zone tampon de plusieurs kilomètres autour du territoire palestinien. D’autre part, en n’accordant le droit de rendre compte des événements qu’aux seuls journalistes palestiniens travaillant à Gaza pour des médias internationaux. Enfin, en diffusant largement sur tous les médias du monde des images produites par les services israéliens de l’information militaire.
Le double objectif de limiter ainsi le nombre et l’impact international des images, et de déjouer les accusations de blocus total de l’information paraît être atteint, au moins quantitativement: «Peu de gens en dehors de Gaza mesurent l’horreur de la situation», constate John Ging, responsable de l’ONU à Gaza (Le Monde, 7 janv. 2009).
L’armée israélienne a délibérément sacrifié l’idée démocratique de circulation libre et sans limites de l’information à la nécessité de masquer la réalité de cette guerre dont la proportion des victimes civiles pourrait bien contrevenir à la convention de Genève, et prêter le flan à des accusation de «crimes de guerre».
Il faut à cet égard l’aplomb d’un André Glucksmann pour négliger la trop évidente disproportion des victimes de part et d’autre, et dénoncer le «bien pensant reproche de réaction disproportionnée» qui est largement adressé à l’intervention israélienne à Gaza (Le Monde, 6 janv. 2009).
Si l’on doutait encore que l’information est une construction idéologique plus que l’expression transparente des faits, cette guerre en attesterait dramatiquement l’évidence. Censurée ou non, l’information est construite, mais il apparaît ici encore qu’elle l’est d’une façon qui reflète les conditions et circonstances de sa production, en l’occurrence l’état des relations qu’entretiennent les parties en présence.
Le protocole informationnel draconien en vigueur n’est en fait qu’une version du blocus auquel était déjà soumis Gaza avant le conflit. Une évidente similitude relie en effet la façon dont les journalistes Palestiniens sont mis en situation de projeter vers l’extérieur leurs images et leurs textes, et la façon dont le Hamas harcèle de ses roquettes les villages israéliens alentours.
Hermétiquement bouclés dans un périmètre restreint dont ils ne peuvent pas sortir, les images et les roquettes sont autant de signes que les Palestiniens lancent au monde par delà leur huis clos: des appels, des témoignages, des menaces, des colères, des insultes et des crimes.
Ces flux nécessairement ténus et dérisoires, aléatoirement meurtriers, évidemment inadmissibles, sont gorgés de la haine et du désespoir que l’intégrisme religieux du Hamas a su exploiter, et que l’offensive israélienne veut détruire, au prix d’immenses souffrances et toujours plus de victimes…
André Rouillé.
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