Communiqué de presse
Ilya Kabakov
52 entretiens dans la cuisine communautaire
À partir des années cinquante, Ilya Kabakov mène à Moscou une carrière d’illustrateur, réalisant plus de 150 livres pour enfants. Parallèlement, il se consacre à des travaux personnels, albums, tableaux, peintures murales qui tournent en dérision les poncifs de la culture officielle. Il recueille ses différents matériaux dans son entourage immédiat avec la volonté, douce et grinçante, de montrer la médiocrité du monde soviétique dans lequel il vit. Dans les années 60, Kabakov est une personnalité importante de l’avant-garde moscovite. Puis, au début des années 80, ses premières installations parfois monumentales le font connaître en Occident, notamment, à Berne, Marseille, Paris, New York où il s’installe en 1992.
L’installation 52 entretiens dans la cuisine communautaire a été présentée pour la première fois en 1991 aux Ateliers municipaux d’artistes de la ville de Marseille et à La Criée, halle d’art contemporain à Rennes en 1992. Ilya Kabakov décrivait ainsi son installation dans le catalogue que lui consacrait en 1995 le centre Georges Pompidou:
«L’installation a été élaborée à partir de cinquante-deux photos réalisées dans mon atelier à Moscou par Georgui Kiesewalter. Ce sont des photos en noir et blanc qui ont été prises sans éclairage particulier, de cinquante-deux tableaux et objets. Certains sont photographiés à leur place habituelle, d’autres ont été tirés de leur coin et amenés vers la lumière, et je les tiens pour qu’ils ne tombent pas pendant la prise de vue.
Un jour, alors que j’étais déjà loin de chez moi (c’était mon premier séjour en Occident, je logeais chez mon vieil ami Yuri Kuper, à Paris), je passais en revue cette série de photos, et, subitement les souvenirs m’envahirent. Ils avaient trait non pas aux tableaux mais à ce qui figurait dans le champ à côté d’eux: la pénombre et la saleté de l’atelier, les caisses le long des murs, le vieux plancher et le plafond sombre, non crépi… Avec Yuri, nous décidâmes d’enregistrer cinquante-deux entretiens (un par photo) dans lequel nous parlerions de l’univers où nous baignions tous, de l’atmosphère de notre vie moscovite. Chaque soir, nous nous installions devant le magnétophone: je posais une photo sur la table et nous évoquions ce que les thèmes représentés sur le tableau nous rappelaient de notre passé, les associations d’idées qu’ils provoquaient.
L’installation composée de ces entretiens et de ces photos se présentait ainsi: j’avais commandé cinquante-deux caisses qui, posées verticalement, constituaient des vitrines rappelant de loin des petits autels. Dans leur partie supérieure, dans une niche peu profonde, je mis une photo, que j’éclairais avec une ampoule de faible puissance. Devant cette niche se trouvait un présentoir incliné, une sorte de lutrin, sur lequel était posé le texte de l’entretien (deux ou trois feuilles) qui se rapportait à la photo.
Dans les grands locaux ouverts qui avaient été mis à ma disposition à Marseille et à Rennes, ces «vitrines-autels» étaient disposées tout le long des quatre murs. Régulièrement espacées, elles formaient un cercle fermé. Au milieu de ce cercle, au centre de la salle, je plaçais une longue table avec quelques exemplaires du catalogue qui accompagnait l’installation. On se retrouvait donc dans la salle de lecture d’une bibliothèque – une bibliothèque où l’on se remémore son passé. La lumière était éteinte et le spectateur pouvait déambuler dans cet univers de souvenirs, passer les autels éclairés pour lire les textes et regarder à l’intérieur, ou s’installer devant la table pour feuilleter ces mêmes textes assemblés en un livre, à la lumière de trois ampoules suspendues au plafond. Il se trouvait de toute manière au centre d’un espace éclairé par de nombreuses fenêtres.»
Dans ses tableaux, Kabakov reprend les formes caractéristiques de l’écriture utilisée par l’administration soviétique partout présente dans les lieux publics pour expliquer, indiquer ou interdire. La force de l’artiste est de transcender le caractère anecdotique des mille faits, gestes et matériaux qu’il repère. Ce regard critique sur la société soviétique redonne à l’ambiance de l’époque son humanité et sa charge poétique… Mais dans cette sorte d’habile rétrospective ce qui compte pour lui n’est pas seulement l’histoire que raconte le tableau, mais aussi l’histoire qui est liée au tableau. La narration, le commentaire, la mise en scène, la circulation du spectateur dans l’oeuvre produisent une relation qui oscille entre empathie et distanciation.