(Une version de cette même pièce sera présentée au Quartz de Brest, le 12 mars 2010 lors du festival Les Antipodes)
Fidèle à l’intérêt dont il témoigne pour « la question de l’archive, de l’histoire et des partitions », Boris Charmatz propose un audacieux pari : la ligne est ténue entre le pastiche, le « fake Cunningham », et la création. Plus que d’une pièce, il y va d’une recherche, d’un parcours à travers l’œuvre d’une vie et d’une mise à l’épreuve de quelques uns de ses principes fondamentaux : les procédés aléatoires pour chorégraphier, les relations à la musique et aux images.
La pièce prend comme point de départ et matériau chorégraphique même le livre de David Vaughan, Merce Cunningham, un demi-siècle de danse, qui passe en revue, avec de très riches illustrations, les 150 pièces (environ) que le chorégraphe américain a semées tout au long de sa carrière. Il s’agit de performer ce livre, qui trône, telle une partition de symphonie, dans l’ombre de la scène. Boris Charmatz la feuillette fébrilement pour garder le pas avec la danse qui prend corps sur le plateau à partir de ces images qui ponctuent les pages.
Les danseurs reprennent les photos de chaque pièce, mais aussi des photos de Merce Cunningham depuis l’age de 5 ans, ou des photos des membres de sa compagnie. Et la danse naît de ces poses fixes, trouve lieu entre les postures, les positions, selon le principe de création du chorégraphe, qui consiste en des transitions et des passages « d’un équilibre à l’autre, d’un monde à l’autre ». Parmi les photos, repères jalonnant des espaces de liberté pour la danse, la diversité est étonnante. C’est cette diversité qui rend la création possible, foisonnante de tout autant de ramifications virtuelles à partir des pièces d’origine.
Il y a des gros plans centrés sur des visages ou sur l’architecture d’un bras, des séquences de mouvement rapides, sauts ou portés, très proches de points de bascule de l’équilibre et riches d’autant de chemins possibles qui tissent cette danse. Il y a enfin des images d’ensemble formant plusieurs tableaux sur scène, entre lesquels les danseurs naviguent dans une temporalité flexible, non sans rappeler certaines peintures de Jérôme Bosch, épris à tracer une linéarité arbitraire.
La mémoire immuable des images fixes trouve de l’épaisseur dans le vécu enfoui des corps, car pour cette création, Boris Charmatz fait appel à d’anciens danseurs de la MCD Company. De la profonde dimension exploratoire de ce projet témoignent nombre de versions de travail réalisées avec des amateurs au Musée de la danse à Rennes ou avec des jeunes danseurs, notamment à l’issue d’une semaine d’atelier Choreographers’ Venture, lors de l’édition 2009 d’Impuls Tanz à Vienne.
Nous remarquons ici une plus grande lisibilité du principe de création : les poses sont plus marquées que dans les versions précédentes, elles sont tenues plus longtemps dans des positions éprouvantes, signe par ailleurs de la virtuosité des interprètes, qui parfois reprennent plusieurs fois le mouvement immortalisé par photo. Le jeu de référentialité est ouvertement affiché. Boris Charmatz nous engage dans un event méta-Cunninghamien. Sur le parcours, ce que la pièce peut sembler perdre dans la richesse de possibles, elle le gagne en intelligibilité. Et de ce fait même la danse s’avance plus affirmée, moins dans la précipitation, toujours dans la nécessité.
— Conception : Boris Charmatz
— Interprétation : Thomas Caley, Foofwa d’Imobilité, Banu Ogan, Cheryl Therrien, Ashley Chen
— Lumière : Yves Godin
— Son : Olivier Renouf