— Auteurs : Emmy de Martelaere, Élisabeth Milon, Anne Tronche, Santiago B. Olmo, Marie de Brugerolle
— Éditeur(s) : Paris, Éditions Artgates
— Année : 2001
— Format : 24 x 21 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Pages : 176
— Langue(s) : français, anglais
— ISBN : 2-951-1070-1-3
— Prix : 38 €
Préface : les fables du lieu
par Anne Tronche
Emmy de Martelaere aime le mouvement. Non pour échapper aux lieux, aux espaces où elle se tient, mais pour contredire les effets de l’habitude, contrarier les règles en usage et, finalement, inventer des modes de comportement qui conviennent à sa sensibilité. En plus du mouvement, Emmy de Martelaere aime à interroger la question de l’identité changeante de l’art contemporain. À l’interroger au moyen de l’action personnelle, en choisissant le rôle partial du passeur du moment que celui-ci coï;ncide avec une forme communicative de générosité.
Il y a quelques années déjà , paraissait dans le circuit à l’époque très restreint des publications spécialisées un livre attachant consacré à Jean-Pierre Raynaud. Des images d’archives, des documents en noir et blanc, des textes empruntés à l’actualité ou traduisant les propos de l’artiste donnaient à ce livre la singularité d’un objet non-conforme. Les noirs volontiers charbonneux y avaient l’intensité des documents de presse, et l’expressivité des images y inventait une véritable poétique de la vision d’autant plus que le commentaire esthétique en était banni, et qu’elles avaient pour principal objectif de traduire sur un mode métaphorique le soubassement psychologique, intuitif et émotionnel de l’œuvre de l’artiste. Depuis, de nombreuses monographies ont paru sur cette œuvre : luxueuses, argumentées, scientifiques pourrait-on dire, mais aucune ne peut remplacer le rôle joué par cet ouvrage dont on peut mesurer avec le temps la qualité d’exorcisme. L’éditeur en était Emmy de Martelaere qui, sans maison d’édition, sans le soutien d’un service de diffusion imagina déraisonnablement apporter cette contribution à l’œuvre d’un artiste dont elle avait pressenti la charge complexe, ainsi que les implications matérielles, factuelles du vocabulaire pour s’opposer à son déchiffrement. À la suite de quelques travaux d’édition dans le domaine de la lithographie, tous d’une parfaite exigence, et de ponctuelles activités d’accueil adressées à des artistes étrangers en vue de réaliser des événements éphémères, Emmy de Martelaere durant un temps ne donna plus signe d’activité.
C’est en 1993, alors que le réseau des galeries s’était étendu dans de nombreux quartiers de la capitale et qu’un peu partout en France, de jeunes centres d’art s’appliquaient à faire découvrir une création en état d’émergence, qu’Emmy de Martelaere imagina créer des événements en marge de la réalité artistique la mieux organisée. Le cycle des Manifestations commença il est vrai à la manière des réunions d’adeptes d’une société secrète. La nature des lieux, le plus souvent industrielle, leur inscription fréquemment dans des quartiers de Paris où ne se trouvent guère ou même pas du tout de galeries, donnaient aux visiteurs, dont je fus, le sentiment d’échapper à la cartographie culturelle familière. Plus d’une fois en me rendant dans une ancienne usine à métaux ou dans des studios de danse installés dans des garages abandonnés, j’ai repensé aux rendez-vous que fixait Sarkis, dans les années 1970, durant sa période des Camouflages, pour des actions au caractère furtif, éminemment poétique.
Sans doute il y eut dans ces Manifestations 1,2,3,4,5, aux enjeux formels et thématiques si différents, un lien les impliquant dans une histoire invisible. Une histoire assurant les faits, quelle que soit leur nature de connaître le pouvoir des sous-entendus. Rien de plus différent, par exemple, que le travail de Virginie Mounicot, dans sa radicalité minimale, dans sa quête pour la peinture d’une spatialité aérienne et celui de Francisco Ruiz de Infante construisant à l’aide de vidéos, d’objets à l’occasion trouvés sur place et de textes, le parcours d’une intimité labyrinthique. Pourtant, même dans leur différence ils ont, dans le cadre des Manifestations 1 et 2 montré chacun à sa manière que l’art, en dépit de ce que le marché dans sa période d’euphorie a tenté de faire croire, n’était pas entré dans une ère irréversible de dévalorisation du sens, accomplie au profit de la seule valeur d’échange. Probablement parce que le cadre dans lequel Emmy de Martelaere construisait ses événements, en faisant appel à des collaborations amicales et désintéressées, laissait ouverte la question de la fonction de l’œuvre en ne concentrant pas exclusivement l’attention sur le résultat, mais en témoignant de la phase d’invention du projet et de sa conception en regard du lieu dans sa singularité. Les moyens matériels de mise en œuvre des projets furent de nature si différente, qu’ils révélaient sans l’appui de commentaires à quel point la vision de chacun des artistes était exclusive l’une de l’autre. Et dans le même temps, dans ces lieux étrangers à la circulation de l’art, les œuvres ont paru bien souvent nous livrer la forme de la naissance des idées.
Séparées de la pensée, les œuvres d’art ne sont que des productions artisanales et se résignent vite à un rôle statique mineur. C’est ce qu’ont, à leur tour, magnifiquement exprimé Bernadette Genée et Alain Le Borgne avec leur chambre double, installation raffinée résonante de secrets picturaux dans un appartement privé; de même que Gotscho présentant avec infinie délicatesse une robe du soir chevauchant un piano à queue dans les ors du Foyer de l’Opéra comique; ou encore Hugues Decointet à l’aide de projections qui semblaient avoir donné rendez-vous aux ombres photographiques du laboratoire spécialisé ou il intervenait. Pour l’artiste, il y a généralement deux fonctions de l’espace : l’atelier et l’espace d’exposition. Les œuvres transportées d’un lieu à l’autre quittent l’espace privé pour un espace public. Avec les espaces momentanément conquis au profit des Manifestations, les œuvres présentées, non pas transportées, mais conçues pour le lieu, ont le plus souvent donné le sentiment d’occuper un espace intermédiaire, ouvert à des formes inhabituelles de complicité et, de ce fait, ont favorisé l’adoption par le spectateur d’une position subjective. Ce n’est pas par hasard si sur les cartons de ces événements, Emmy de Martelaere, très régulièrement, a inscrit cette phrase : « Je vous invite à venir partager mon plaisir de l’Art ».
Dans son anachronisme ce terme de « plaisir partagé » exprime parfaitement le climat de ces manifestations, dans un monde où un vieil égocentrisme confine généralement les comportements à une forme d’indifférence généralisée. Les sempiternelles querelles entre ce qui relève de l’art et ce qui n’en est pas, qui se sont exacerbées en France dans les années quatre-vingt-dix à mesure que la création contemporaine gagnait en visibilité, nous ont fait tout simplement oublier dans le contexte des démarches polémiques le « plaisir de la vision ». Que Emmy de Martelaere nous ait rappelé ainsi à notre devoir d’hédonisme n’est pas sans conséquences. Dans cette invitation s’inscrit quelque chose qui échappe aux modèles autoritaires : cette liberté des pulsions dont a si bien parlé Herbert Marcuse et qui permet justement de contourner tous les discours critiques et sociologiques évoquant la banalisation universelle, afin de retrouver goût aux exceptions.
Le plus grand danger pour la pensée consiste à s’enfermer dans le système qu’elle invente. Emmy de Martelaere en a bien compris la limite qui, au terme de Manifestation 5, a choisi de procéder différemment. Ses Non Lieu sont aujourd’hui des événements collectifs, réunissant dans des locaux abandonnés, parfois en voie de reconstruction, des artistes que, le plus souvent, tout sépare. Certains d’entre eux ont délaissé la peinture pour retrouver la pureté de l’événement mental, d’autres en réaffirment la nécessité. Sur ce point Emmy de Martelaere n’a pas tranché et ses Non Lieu favorisent les échanges autour de problématiques qui ne sauraient s’aligner dans une équation commune. Lorsqu’elle invite Jean-Claude Wouters, danseur et cinéaste de formation, elle lui demande de peindre en public, persuadée que sa gestuelle justifie la nature de ses tableaux, en donne à comprendre les enjeux plastiques. Lorsqu’elle propose à Hugues Decointet un espace de chantier non fixé, elle attend qu’il remette en question, comme ce fut le cas, les notions d’intérieur et d’extérieur, qu’il ouvre en fin de compte des lucarnes sur une topographie inventée. Quand elle demande à Francisco Ruiz de Infante de s’approprier en peu de temps un autre étage de ce 19, rue Saint-Nicolas, elle ne lui suggère rien d’autre qu’une reconquête mentale du lieu. Dans toutes ces expériences, Emmy de Martelaere prend le risque de l’échec, car elle sait combien l’intensité des réponses qu’elle attend est à ce prix. Les œuvres qu’elle aide à naître, dans des lieux improbables, dans des conditions souvent difficiles pour les artistes, n’échappent jamais tout à fait à l’obscurité des énigmes. Leur mode de surgissement dans des lieux qui ne les attendaient pas leur donne aisément un caractère spectral soulignant la géologie de nos rapports affectifs avec les choses. Dans ces lieux détournés un temps de leur fonction initiale, installations, peintures, vidéos, objets n’y sont pas cadrés dans l’attente d’un seul point de vue, éliminateur de hasards. Nul ne peut pénétrer dans les salles ayant perdu partiellement leur histoire, mais justifiant par leur présence l’engagement d’une fable, sans se poser des questions sur le rôle qu’il y joue lui-même. À nous autres, visiteurs, il revient d’inventer les règles d’une autre relation à l’œuvre, non réductible à un parcours balisé, en circuit fermé. Il nous revient de pousser des portes, de monter des escaliers, d’accéder à des chambres qui appellent le regard indiscret et qu’il nous faut interroger sous l’angle d’une intimité retrouvée.
Bientôt, dans très peu de temps, Emmy de Martelaere va construire un Non Lieu au Brésil. Autour du thème « jeux doubles », Hugues Decointet, Francisco Ruiz de Infante – les fidèles – vont rencontrer deux artistes brésiliens. Il s’agit là apparemment de créer à Rio de Janeiro une aire de jeu plus grande que celles déjà expérimentées sur le terrain national. Et de favoriser, de la sorte, l’émergence d’une nouvelle communauté artistique pour défendre les avantages d’un réseau informel garant d’un devenir-monde de la pensée indépendante. Les artistes, qui ont participé au mouvement Fluxus, ont pratiqué le nomadisme actif, car ils savaient que la liberté de création ne fait que s’accroître dans le dépaysement. Souhaitons à Emmy de Martelaere de conserver son sens de l’aventureux, de prolonger sa navigation en dehors des pistes trop bien dessinées et de maintenir ainsi vivace sa conviction en ses propres utopies. C’est-à -dire en cette précieuse énergie qui faisait dire à Paul Valéry : « J’existe pour trouver quelque chose ».