Humain trop humain…
Cette première collaboration (pour le moins inattendue) entre la flamande Anne Teresa de Keersmaeker et le français Jérôme Bel est loin d’être parfaite. Au contraire. Mais elle est de cette imperfection qui fait les vraies rencontres et les plus beaux souvenirs de scène. Car si, inégale et maladroite, un tantinet naïve, elle pêche par excès de zèle − d’avoir voulu questionner trop bien l’œuvre de Gustav Mahler, d’avoir poussé la relation danse/musique à un accouplement qu’on dirait forcé, d’avoir été par trop pédagogique −, elle n’en reste que plus humaine.
Et c’est ce qui fascine justement dans 3Abschied, cette humanité fragile qui transparaît dans chacun des gestes dansés et des mots prononcés par Anne Teresa de Keersmaeker. Jamais, la chorégraphe ne s’était montrée aussi vulnérable, aussi sincère ; jamais on n’en avait été aussi proche. Une intimité rare que l’on doit toute entière à Jérôme Bel, ce formidable entremetteur, capable d’ «accorder» un interprète-créateur à lui-même et d’en libérer la mélodie la plus juste.
Territoire de la parole
Si Der Abschied, composé en 1908 à partir de trois poèmes chinois, parle de la mort (et de son acceptation), nous assistons ici à une naissance: celle de la parole. Dès son entrée sur scène, Anne Teresa de Keersmaeker, entourée d’un orchestre paradoxalement silencieux, se met à raconter, à se raconter. Son attirance pour la musique de Gustav Mahler, son parcours jusqu’à Jérôme Bel, ses doutes. Les mots sont soulignés par une démarche, un geste, un rire – le notre. Lentement, le corps commence à se déployer. La danse (qui la fera plus tard déambuler entre les musiciens, métaphoriquement « à l’intérieur de la musique ») est déjà là . Dans cet échange.
Pour Jérôme Bel, parler sur scène, c’est encore « déplier », au sens Deleuzien «d’expliquer». Rendre visible la surface pleine du pli, l’étendre et en former de nouveaux. Une opération simultanée de déconstruction et de reconstruction de l’œuvre et de la pratique chorégraphique. Ce mouvement continu, qui n’est autre que celui de la danse…
La Mort du cygne
Dans 3Abschied, l’acceptation de la mort passe, inévitablement, par une croyance en la vie. Le basson, resté seul sur scène après le départ de ses compatriotes musiciens, résiste à l’Adieu définitif par une dernière (et très émouvante) ligne de basse. Quant à Anne Teresa de Keersmaeker, c’est par la voix qu’elle s’approprie l’œuvre de Mahler, qu’elle s’y projette toute entière, faisant de la troisième version de L’Abschied, à la fois l’acmé et l’essence de la pièce.
Dans un dialogue sobre entre le piano et le chant − le lied ainsi épuré des emportements symphoniques −, habillée très simplement d’un jean et d’un tee-shirt, elle s’ose à interpréter la partition de la mezzo-soprano. Pas besoin pour cela de se dévêtir, la mise à nue est totale. La chorégraphe flamande nous offre un grand moment de scène, dans le souvenir des figures romantiques, de Giselle à Fokine, de Susanne Linke à Pina Bausch, mais avec une expressivité contenue − plus intérieure qu’extérieure, concentrée dans la circulation intense du souffle. Cette économie de moyen – elle s’assied, attend, se déchausse, lève les bras au ciel, s’allonge face contre terre – fait naître une émotion des plus limpides. Et quand elle s’acharne à débarrasser le plateau des chaises de l’orchestre, avec une colère à peine dissimulée, on songe à feu la créatrice du Café Müller, et à cette place vide qu’elle laisse au centre de la scène.
— Concept: Anne Teresa De Keersmaeker et Jérôme Bel
— Musique: Gustav Mahler, Der Abschied, Das Lied von der erde
— Transcription: Arnold Schönberg
— Direction musicale: Georges-Elie Octors
— Danse: Anne Teresa De Keersmaeker
— Mezzo: Sara Fulgoni
— Piano: Jean-Luc Fafchamps