Bertrand Gadenne, Jean-Christophe Norman
30 ans. Ulysse l’original
Le Centre des Monuments nationaux œuvre dans les domaines de la création artistique, associé aux partenaires institutionnels, offrant son patrimoine à l’expérimentation des créateurs, proposant aux visiteurs des parcours contemporains et décalés dans des écrins d’architecture et d’histoire.
Le partenariat avec le Frac Languedoc-Roussillon, auquel sont associés pour les 30 ans des Frac les régions Bretagne et Provence-Alpes-Côte d’Azur, s’est engagé en 2008. Il est devenu un rendez-vous incontournable, une rencontre vivifiante et amicale.
De Rabelais — qui découvrit Aigues-Mortes pour la signature du traité de paix entre François Ier et Charles Quint —, en passant par Casanova, les Tours et remparts d’Aigues-Mortes naviguent cette année dans l’épopée d’Ulysse, croisant des imaginaires, des temps, des lieux, qui éclairent d’un autre regard la beauté unique d’un monument dont la force fascine.
Des artistes, des architectes ont conçu ce lieu de pouvoir et de combat, il est aujourd’hui mis au service d’une émotion artistique, d’un voyage poétique dans notre temps, le public y apporte ses envies et ses rêves, il s’approprie l’espace dans un autre usage.
Commissaire associée: Marie-Laure Fromont
Bertrand Gadenne, Jean-Christophe Norman par Emmanuel Latreille
«La rencontre de deux artistes dans un même contexte peut conduire à confondre des problématiques qui n’ont pas de lien entre elles. Mais l’art contemporain est imbriqué de façon si subtile avec son contexte d’exposition, que des propositions indépendantes s’emploient à le nourrir à part égale. Du point de vue du visiteur, elles seront appréhendées dans la continuité d’une seule et même «lecture» -qui est celle du Texte unique que compose dans ses murs tout grand site patrimonial, enrichi à chaque saison de contenus neufs, qui font résonner d’une autre façon ses histoires anciennes.
Qu’est en effet la Cité d’Aigues–Mortes, sinon la superposition de centaines de textes empilés les uns sur les autres au fil des siècles?
Des récits, narrant des faits réels ou des fictions (mythologiques, philosophique, racontars de tous calibres…) qui forment ce marécage patrimonial plein de fantômes, dans lequel le visiteur s’aventure à patauger en saison sèche, «Ô Mortes»: Texte de Saint Louis et des Croisés partant pour la Terre Sainte… Texte de la Réforme et de ses Martyres affamées dans la Tour de Constance… Texte de l’Empereur Charles et du bon Roi François, réconciliés trois jours, se partageant le monde en parts inégales, leurs paroles non tenues… Texte de Rabelais, ambassadeur en cette Isle Sonnante où furent rôties maintes venaisons… Texte de Saint Antoine, au Sud-ouest, et du cauchemar qu’en eût Flaubert… Textes des neuf autres Portes (la Gardette, la Marine, la Reine, L’Organeau, les Moulins et les quatre Poternes…), et textes des six Tours (des Bourguignons, de la Poudrière ou des Pattus, du Sel, de Villeneuve, de la Mèche…), masques et carnavals… Texte improbable de Casanova, qui n’y vint pas mais y fût représenté en l’an 2010 («Quand on vient en quelque pays, il faut tout voir…»)… Textes touristiques, cartes et menus… Texte des taureaux toréés sous les remparts… Textes au goût de sang, de sel… Combien de langues s’entrechoquèrent et s’entrechoquent encore dans la cité d’Aigues-Mortes?
Cette année, Jean-Christophe Norman est passé à son tour par ces lieux. Il y a transcrit, sur trois grandes bâches, une grande partie du livre Ulysse de James Joyce (dans la traduction française coordonnée par Jacques Aubert). C’est après l’avoir déjà copié à la main sur 353 feuilles de format A4, qu’il a décidé de l’écrire de nouveau intégralement, mais cette fois à même les surfaces du monde (chaussées, murs et parois…), et au fil de ses voyages.
Cette seconde version, commencée à Aigues-Mortes donc, se poursuivra en septembre à Marseille, après une marche de l’artiste entre Besançon et Marseille, reliant d’un fil invisible les deux bâtiments que l’architecte Kengo Kuma a conçus pour les Frac de Franche-Comté et de Provence-Alpes-Côte d’Azur: l’artiste-marcheur et voyageur est un scribe dont les graphies mesurent le Globe! Le poète se confond avec le promeneur, dans l’expression d’un texte qui ne lui appartient pas, une «lecture» qui n’est en rien orale, mais entièrement corporelle. Faire prendre l’air au texte, ce n’est plus le dire, c’est l’écrire à tous les vents, avec ses mains et avec ses pieds!
L’Ulysse de Joyce a été l’effort d’une Mémoire totale. Tous les textes en un Seul, comme un «débordement». Jacques Derrida dit encore: «Être en mémoire de lui: non pas nécessairement vous souvenir de lui, non, être en sa mémoire, habiter une mémoire désormais plus grande que votre souvenir et ce qu’il peut rassembler, en un seul instant ou en un seul vocable, de cultures, langues, mythologies, religions, philosophies, sciences, histoire de l’esprit ou des littératures. Je ne sais pas si vous pouvez aimer cela sans ressentiment et sans jalousie.» (Jacques Derrida, Ulysse gramophone, Deux mots pour Joyce, éditions Galilée, p.20).
Certes, il n’y a ni ressentiment ni jalousie dans le travail de Jean-Christophe Norman, plutôt du bel amour, et une façon de prendre acte du Texte considérable qu’ont sédimenté les siècles, de s’y plonger lui-même, «en un seul instant», et d’apprendre à nager, à bouger, pour ne pas rester pétrifié par tous les savoirs gelés du passé… Et ce Texte, c’est le monde, car le monde est un texte qu’il importe de lire sans se presser, d’écrire sans se stresser, en arpentant le mile de remparts d’Aigues-Mortes.
Bertrand Gadenne met souvent en lumière un étrange bestiaire composé du Hibou, de Papillons, de l’Aigle, du Rat, d’Escargots, de Serpents… Les animaux projetés par l’artiste sont des apparitions. Leur présence est fragile, éblouissante et éphémère, ils semblent surgir d’un temps immémorial. Ce sont des animaux-signes, des présages, des augures aussi. C’est-à -dire, pour le moins, des questions posées à notre sentiment de la réalité: en se détachant du fond noir de l’espace, en prenant appui sur la nuit, ces images font irruption dans la conscience par le puissant effet de mimétisme que permet le film. Et pourtant, les animaux représentés ne sont jamais à leur taille réelle, c’est ce qui leur confère cette dimension «mythologique» si étrange et si fascinante dans l’art de Bertrand Gadenne.
Depuis toujours, l’Image accompagne le Texte. Les mots ne racontent pas le monde sans ces puissantes «dénominations» que sont les images elles-mêmes. C’est, au premier abord, L’Odyssée d’Homère, davantage que James Joyce, que voudront évoquer les projections de Gadenne à Aigues-Mortes. Un parcours d’errance dans les Tours confirmera d’abord l’omniprésence de l’eau et de la mer pour la Cité, une mer à comprendre dans l’ambivalence de sa fonction de lien et de sa puissance destructrice (Poséidon, l’ennemi juré d’Ulysse, qu’il veut empêcher de rentrer chez lui, combattant les efforts contraires d’Athéna pour sauver l’homme en prise avec une Mère imprévisible).
Il mettra ensuite le visiteur face au Hibou: pour les Grecs, la chouette symbolisait précisément la déesse Athéna, qui accompagne Ulysse et qui, apparaissant parfois dans la brume ou la nuit, lui apporte clairvoyance et sagesse au milieu des périls. (Présente sur les pièces de monnaie athéniennes, la chouette, était aussi symbole de richesse et d’abondance, et son survol de l’armée grecque avant une bataille, un présage de victoire.)
À l’inverse, la culture chrétienne considère le Hibou dans un tout autre sens: la destruction de Babel, la ville de toutes les langues réunies et harmonisées, est annoncée dans la Bible par cette sombre prophétie: «et leurs maisons seront remplies de chouettes!» La projection du Hibou de Bertrand Gadenne marquera alors une défiance à l’égard du Texte de la Cité, et fera vaciller tout rêve d’une pacification entre les langues, prenant acte de cette «guerre» dont James Joyce reprendra l’enjeu divin dans son ultime ouvrage, Finnegans Wake: «He War» y serait inscrit à propos de Celui qui, de tous temps, «fut», Dieu (cf. Jacques Derrida, op. cit. p.16).
Le visiteur croisera d’autres animaux «imaginés» par Bertrand Gadenne. Ne mentionnons ici que le Renard, l’animal de la Ruse! Est rusé comme un renard, celui qui sait jouer avec l’apparence (combien de fois Ulysse change-t-il d’apparence au cours de son exil?), ou qui ne découvre jamais ses passions ou ses pensées secrètes, parvenant à les masquer derrière une apparence plus inoffensive qu’agressive (le Prince de Machiavel fera ainsi la part belle au Renard…).
Le Renard sera alors une allégorie de l’art de Gadenne lui-même, qui ne nous éblouit de belles images que pour nous introduire, à notre insu, dans le monde des significations complexes touchant à la vie, à l’incertitude de ce qui se cache derrière la belle surface du visible. La rencontre du Texte et de l’Image sera, par les œuvres croisées de Jean-Christophe Norman et Bertrand Gadenne, l’occasion d’un examen de la place des mots et des figures dans la construction du sens.
La Cité d’Aigues-Mortes sera alors, d’une certaine façon, une représentation miniature (microcosme) du Monde, un espace où les façons de voir la réalité seront parfois complémentaires, parfois antinomiques. Gageons qu’elles croiseront aussi les «discours» et les «représentations» que la Cité offre d’elle-même, quant à sa vie présente et à ses histoires passées, et que toutes offriront un mélange étonnant d’où chacun tirera une grande Joie!»
Lieu d’exposition
Tours et remparts d’Aigues-Mortes
Logis du Gouverneur
30220 Aigues-Mortes
04 66 53 61 55, 04 66 53 79 98
De septembre à avril: 10h-17h30
De mai à août: 10h-19h
Consulter le site du Centre des Monuments nationaux