ART | CRITIQUE

2716,43795 m2

Vernissage le 10 Juil 2015
PFlorian Gaité
@10 Juil 2015

Le Crac de Sète présente pour la première fois un ensemble d’œuvres peintes de Fabrice Hyber, produites depuis trois décennies. Sous le co-commissariat de Noëlle Tissier et Bernard Marcadé, la monographie cherche à créer un effet de prolifération, donnant la pleine mesure d’un esprit bouillonnant à la créativité virale.

La monographie impressionne par son caractère débordant, par le déploiement de formes et de sens qui fourmillent à la surface des cimaises. Constituée presqu’exclusivement de peintures, l’exposition revêt pourtant un caractère incontestablement protéiforme, en écho à une personnalité qui s’exprime bien au-delà des conventions picturales. Fabrice Hyber a imaginé un accrochage à sa mesure (les Å“uvres sont placées à 1m74 de hauteur, soit à sa taille) comme à sa démesure (près de trois cents Å“uvres sont réunies), créant l’impression d’un recouvrement invasif, d’une prolifération qui métaphorise l’évolution plastique de son Å“uvre. Indice de cette mathématique a double entrée, le titre choisi, 2.716,43795 m², en référence à la surface totale des cimaises, place la monographie sous le signe du nombre. Le calcul de la superficie murale, pour la première fois réalisé, apparaît comme un sésame numérique ouvrant sur une production organique, une formule technique et rationalisée capable de contenir l’effervescence des créations d’Hyber.

La ligne prend pourtant le dessus sur la surface dans un accrochage singulier. Fabrice Hyber a pris le parti de coller les Å“uvres les unes aux autres, en une grande frise continue, suivant un fil chronologique qui va de ses années d’études aux Beaux-Arts de Nantes jusqu’à aujourd’hui. De fait, on est invité à raser les murs plutôt qu’à visiter le lieu salle par salle, la circulation linéaire offrant l’illusion d’une certaine continuité dans la profusion formelle. Guidé par une intention plus sémiotique qu’esthétique, on échafaude des hypothèses de lecture à partir ce voisinage entre les peintures ou l’on trace des lignes interprétatives entre les écrits qui les accompagnent. Les données de l’œuvre (dates de réalisation, influences, titres…) ainsi que des notes éparses et décousues sont intégrées directement aux images, épinglées à même la toile ou écrites sur les murs, déconstruisant les conventions du cartel. Le comportement induit par cet accrochage induit une certaine discipline du regard, appréciable dans cet univers profondément dispersé. Fabrice Hyber a également mis à disposition des P.O.F. («Prototypes d’objets en Fonctionnement»), des objets en apparence ordinaire qui suscitent des comportements moins habituels dans les musées, pour inciter le public à participer. Parfois ces objets aident à structurer la vision, comme ces dizaines de chaises et de transats étalés dans l’espace qui invitent à une contemplation patiente ou ces déambulateurs surmontés de cadres en bois en guise de viseurs qui permettent d’isoler des fenêtres visuelles au sein de la grande frise hyberique. Parfois au contraire, ces dispositifs absurdes (une guillotine Coupe-vue ou un escalier sans fin) permettent de réaliser des actions vaines et purement gratuites, rejoignant le caractère ludique et désintéressé de l’la proposition artistique.

L’exposition renforce la connivence évidente entre l’œuvre de Fabrice Hyber et les concepts deleuziens relatifs à la pensée. Le jaillissement d’idées, de figures et de signes imprègne ces peintures sans centre, ni hiérarchie au point d’incarner avec force la notion de rhizome. Mais au-delà de cette remarque un peu convenue aujourd’hui, on peut affirmer que c’est au concept d’«image de la pensée» —la forme par laquelle un esprit pose un regard sur lui-même— que le projet artistique d’Hyber semble répondre le mieux. Il s’agit pour lui de transformer l’économie de la pensée en signes plastiques, d’offrir une visibilité aux dynamiques de son intellect, considéré comme une «digestion» des données mentales. Inspiré par les figures de l’embryologie (au même titre que Deleuze qui y voyait la science du «corps sans organes»), Hyber fait souvent intervenir la larve ou la cellule-souche dans ses peintures comme symboles de la matière à penser. A l’instar du circuit cerveau-estomac-anus plusieurs fois dessiné, des autoportraits à «la tête dans le cul», de la centrifugeuse ou de la forme hélicoïdale, la pensée est matérialisée par Fabrice Hyber sous la forme d’une spirale sans terme, dont l’exposition se fait la vibrante traduction.

De fait, l’exposition ne peut s’embrasser d’un seul regard ou être décrite de manière unifiée: champignons, cellules, racines et méduses croisent silhouettes polymembrées, soleils et éprouvettes, dans un joyeux tout désorganisé. Ici un nuancier composé des couleurs de son atelier, là un Portrait moral en hommage à Yves-Saint-Laurent. On ne peut pas plus se référer à un repère biographique, la monographie parvenant habilement à éviter le piège de la reconstitution narrative pour installer un principe de cohérence entre des œuvres, appuyé sur un jeu de correspondances. Ainsi, si la monographie évoque bien certains événements marquants de sa carrière (ses collaborations avec le Massachusetts Institute of Technology ou avec le chorégraphe Angelin Preljocaj), elle permet surtout de prendre la mesure d’un grand système de représentation ouvert et mouvant, en un sens anhistorique. Scrutant les récurrences et les constantes à travers les époques, on en retrouve les sources d’inspiration fondamentales (les sciences naturelles, l’érotisme, l’écologie, le monde de l’entreprise…), les figures transversales (le cerveau ou l’Homme de Bessines aux onze orifices fuyants), la topologie (le potager, le jardin, le laboratoire) et les principes directeurs (la contamination, l’hybridation, la soustraction additive).

Ce dernier principe d’un retranchement qui produit quelque chose de nouveau, affiché sous sa forme mathématique «1-1=2» sur la façade de l’entrée, prend chez Fabrice Hyber une importance capitale. Le plasticien joue habilement des manques et des absences pour stimuler les interprétations du spectateur. On pense à une remarque paradoxale de Bergson (le néant c’est la totalité du monde, sa négation en plus) pour comprendre comment ces figures spontanées, ces schémas, ces annotations, brouillons et traits d’enfants initient, dans leur incomplétude, de nouvelles projections. Pour Hyber, il ne s’agit pas d’affirmer des certitudes mais au contraire de se libérer d’une façon univoque d’interpréter le réel. Aussi règne-t-il une ambiance d’une grande liberté de ton et de pensée. Au contact de ces peintures qui suggèrent sans assener, l’esprit est comme désinhibé, engagé dans un processus d’élaboration d’hypothèses infini, proprement jubilatoire. L’expérience esthétique apparaît dans une certaine mesure comme symétrique du processus de création, Fabrice Hyber semble en effet procéder par sérendipité, soit l’art de chercher au hasard, en pratiquant l’association libres d’idées (le ruban de l’association AIDS qui devient une artère), le rapprochement phonétique (autruche/baudruche) ou le jeu de mots (Ted-Hyber).

Sans escamoter les évolutions d’une Å“uvre étalée sur plus de trois décennies, l’exposition rend hommage à la précocité du projet artistique de Fabrice Hyber, comme si le ver était déjà contenu dans le fruit des premiers travaux. En revenant en fin de parcours sur sa première peinture Le Mètre carré de rouge à lèvre (1981), un monochrome rouge réalisé au maquillage, on comprend qu’elle place ainsi d’emblée la question entrepreneuriale au cÅ“ur de sa pratique, la coopération avec les cosmétiques Liliane France préfigurant celles avec Chanel, Toyota, ou Sephora, également présentes dans l’exposition. L’heptatyque Chez le dentiste (1984-1987) — sept tableaux disparates représentant un détournement du sigle Malabar, des champignons, un homme vert fluorescent, un arbre, une structure géométrique et deux dessins plus expressionnistes— démontre quant à lui comment cette Å“uvre s’informe en faisant dériver une idée. Ici celle de dessiner une dent le conduit à exprimer une onomatopée d’enfant ouvrant la bouche (G comme Malabar), à faire du chewing-gum une matière à peindre (Les racines de l’arbre à Malabar) ou à penser la prolifération bactérienne (Prolifération).

La connivence de la science et de la poésie est enfin pour Fabrice Hyber le moyen de livrer une interprétation souple du réel, d’être en prise directe avec lui tout en s’assurant d’une mise à distance. L’affirmation de l’art comme capacité à faire émerger tous les possibles du monde lui permet de débrider sa fantaisie et de donner à des objets triviaux un destin extraordinaire. Il y a chez lui une volonté de réaliser le délire, de le rendre crédible. Les actions qu’il décrit ou peint dans ses peinture —mouler une chute, faire pousser des cerises dans des pommes ou pleuvoir des éponges— ne sont ainsi pas réductibles aux dérives oniriques d’un esprit poète, mais font signe vers un ordre caché du monde au fonctionnement alternatif. Complice et adversaire de la science, Fabrice Hyber opère une redéfinition des lois de la nature en rupture avec leurs déterminismes, à coup d’interrogations pseudo-scientifiques (que mange une cellule souche ?), de parodies (la chute de la pomme de Newton dans Pom Pom Pom) ou de fictions post-humanistes (penser l’hybridité du corps dans un monde où l’on pourra multiplier, greffer ou louer ses organes). Incontestablement productive, la désinvolture d’Hyber face au réel est aussi une grande leçon d’émancipation: l’œuvre entière invite à prendre congés des mécanismes du monde.

La réunion de la fin de l’exposition et de son début donne une image prégnante de la pensée comme infini retour sur soi. A l’occasion d’une fresque cherchant à contenir les évolutions de sa carrière (Paysage biographique), Fabrice Hyber finit même par concéder ne pas arriver à la finaliser, à donner une forme définitive à ce «point de non-retour» qu’est le point final. Le public reste alors sur cette impression d’un non-achevé plein de promesses, celle d’un temps chaotique au potentiel créatif intarissable.

«2.716,43795 m²», Fabrice Hyber
Au Crac de Sète du 27 juin au 20 septembre 2015.
Commissariat: Noëlle Tissier et Bernard Marcadé

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