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Retour de Belgrade. Émouvante ville blanche aux confins de l’Europe, toujours ciselée des ruines des trois mois de bombardements de 1999 ; notre devenir européen est là aussi, dans ces lignes de fracture des Balkans. Depuis deux ans, je rencontre ce pays et nombres d’acteurs culturels totalement engagés pour reconstruire leur pays après le rapt, l’horreur de la période Milosevic. En France, je me suis battu pour la création du centre d’art contemporain, Le Plateau, et pour un processus démocratique d’aménagement de la ville ; ce projet initial et cette utopie se sont maintenant déplacée vers les Balkans. Mille Plateaux de culture, de lutte et d’engagement continuent à m’animer, qu’ils soient visibles, invisibles, achevés, inachevés, mais qui permettent à la vie de continuer à frémir.
De Belgrade, j’ai appris deux nouvelles consternantes venues de France : la Non Fondation Pinault et la possible victoire du Non au référendum du 29 mai. Ces deux faits me semblent étroitement liés et sont un témoignage de plus du malaise et de la crise morale et politique que traverse notre pays, réduit à être un champ de bataille pour des conflits d’intérêt. Les politiques sont devenus une classe autonome et séparée de la réalité démocratique, palliant ce déficit démocratique par la communication. Il y a malheureusement plus de complicité entre un élu d’extrême droite et un de gauche ou de droite qu’avec un citoyen, membre d’une association ou non…
Pour la Fondation Pinault avec son importante collection, c’est une véritable catastrophe pour la scène artistique française qu’elle ne voit pas le jour à Paris. Elle serait devenue un foyer culturel de plus pour la France, aurait généré des créations d’emplois (il ne s’en crée pas que grâce aux hypothétiques jeux olympiques de 2012) et un soutien au marché de l’art et aux bons projets architecturaux. Qui pourrait contredire le fait que la Fondation Saatchi à Londres n’ait pas redonné une visibilité aux artistes britanniques, et que la Fondation Antoine de Galbert, La Maison Rouge, n’est pas un nouveau souffle pour la création contemporaine à Paris. Si, après m’être battu contre Bouygues et la mairie de Paris, je déplore ce nouvel échec, c’est que beaucoup d’acteurs de la création contemporaine ont oublié depuis trop longtemps que les artistes ont besoin de collectionneurs et d’un marché privé pour vivre et sortir de l’art souvent étatique ou clanique, avec les conséquences que l’on connaît tous : la non-représentativité des artistes vivant en France à l’étranger, leur précarité économique et statutaire. De plus en plus d’artistes quittent la France ou veulent partir, Bruxelles, Berlin, Riga, pour n’en citer que quelques-unes, sont devenues de nouvelles terres d’exil. Le maillage harmonieux du public et du privé peut seul privilégier la diversité de la création contemporaine au dépens d’un art idéologiquement correct. Et Paris aujourd’hui en a bien besoin. S’l y a une petite émergence d’artistes vivants en France, elle est aussi souvent dû à des initiatives privées, artistes, critiques, collectionneurs, galeristes. A Belgrade, ainsi dans l’atelier sur les métiers de l’exposition que je viens d’animer, j’ai mis en relation les collectionneurs et les artistes afin que se créent des synergies futures. La praxis quotidienne de la démocratie, l’espace de négociation est notre responsabilité humaine pour continuer à mener des projets, les inventer et les rendre collectifs. Plus d’éthique, moins d’esthétique comme dit le grand architecte Rem Koolhaas. C’est peut-être là une utopie, je cherche la coï;ncidence des deux.
Les raisons invoquées du gâchis de la fondation Pinault se délocalisant à Venise, me forcent aussi à écrire ce texte. J’ai construit un centre d’art contemporain sous l’hostilité de certains acteurs institutionnels, ne supportant aucune initiative privée et dont certains ont un mépris sidérant pour leur mission et le service de l’état, même si les institutions sont investies aussi par des gens formidables qui se battent pour un service public de la culture et qui donnent toute leur énergie pour mener à bien leur mission dans des conditions souvent éprouvantes. Des mésaventures que j’ai éprouvées, il n’en va pas de même pour le couple Pinault-Aillagon. Je dénonce qu’un proche ami du Président de la République, quelqu’un qui s’est enrichi par la gestion catastrophique du Crédit Lyonnais, qui a engagé le précédent ministre de la culture (en même temps directeur d’une chaîne publique, TV5), puisse se plaindre des institutions et de l’administration française. Aucun dossier, même le plus inepte, ne peut ne pas voir le jour avec ces soutiens.
Le problème de la France n’est pas qu’elle est jacobine, mais qu’elle est une monarchie cachée et schizophrénique et maintenant sans réel contre-pouvoir. Je conteste donc que Monsieur Pinault ait renoncé au projet de sa Fondation pour des raisons de lenteurs administratives. Je l’accuse d’avoir dés le début prévu l’alternative de ne pas réaliser sa Fondation à Paris. Il a simplement attendu que son procès américain soit en voie de règlement, via la médiation et la négociation financière de l’état français. Une superbe belle escroquerie touchant tous les services de l’état. Le très fidèle du Président, Monsieur Aillagon, avec ses intérêts au Palazzo Grassi, confirme lui aussi ses méthodes déjà  » étranges  » avec le Beaubourg de Metz. Il est la parfaite expression de la déliquescence de l’état. Sur ce dossier, les arguments populistes de la lourdeur administrative française sont là pour cacher le scandale de toute cette affaire.
En fait, c’est tout le système chiraquien qui se montre là avec brutalité dans son cynisme et sa cupidité, n’ayant comme proposition d’avenir que celle de la terre brûlée. Après cette comédie peu reluisante, il est maintenant urgent de réagir. Le Ministère de la Culture, la Ville de Paris et la Région Ile de France doivent permettent l’émergence d’un autre projet d’envergure pour la création contemporaine et favoriser l’installation d’une autre fondation à Paris, pourquoi pas européenne.
Le deuxième effroi qui me pousse à écrire ce texte est que le Non pourrait l’emporter au Référendum pour la constitution européenne. Si cela devait se passer, j’imagine, comme des millions de citoyens de ce pays, mais aussi de toute l’Europe, que nous vivrons cette soirée électorale avec le même désespoir que celle du premier tour des élections présidentielles du 21 avril 2002. Je récuse certains arguments comme la peur entretenue par l’intégration des pays de l’Est. L’Occident a abandonné ces pays au bloc soviétique afin de se garantir sa paix et s’offrir ses Trente Glorieuses. Il me semble plus que juste qu’ils intègrent l’Europe et avant de se prononcer pour le facile et démagogique épouvantail turc, il est urgent que l’Europe investisse les Balkans, pour le développement de cette région, mais aussi pour éviter de nouveaux conflits dans cette zone charnière entre Orient et Occident. Quand un Serbe veut obtenir un visa dans l’espace Schengen, cela nécessite 2 mois et de l’argent, alors que le salaire moyen est de 150 euros. Chaque ambassade a son petit service, une Europe réelle aurait depuis longtemps trouvé des solutions comme la création dans chaque pays d’un grand service Schengen pour les visas. Les Pays de l’Est, à travers mille difficultés (la présence d’une mafia, mais ils n’en ont malheureusement pas le privilège…), se développent vite, même avec le risque de fractures sociales. Mais pour la culture, par exemple, regardons la déferlante polonaise. Il y a sûrement plus d’artistes polonais célèbres de par le monde que d’artistes français, et cela ne tient pas du miracle, mais a été rendu possible grâce au travail efficace et intelligent mené par des associations, des galeries, des fondations et des institutions engagées. Nous avons, je pense, à apprendre des pays situés à l’est de l’Europe, sur la culture, l’environnement, l’agriculture non intensive, le sens de la collectivité… Je n’ai jamais vu quelqu’un dormir dans la rue à Belgrade…
L’Europe est notre histoire, continuons à la décliner avec ses altérités, ses complexités pleine de lendemain qui germent (Paul Celan). Bien sûr, cette Constitution ne nous fait pas rêver et par de nombreux aspects elle est déjà obsolète, ainsi l’article sur l’agriculture, où il est inscrit que la visée de la politique commune est d’accroître la productivité par le progrès technique. Il n’y a plus qu’un français pied et main liés à la FNSEA pour pouvoir penser cela. Nous savons tous qu’il faut aujourd’hui produire mieux et moins dans le respect de l’environnement et de l’économie des pays émergents. L’Europe de la culture ne se fera pas non plus grâce à cette constitution, si on lit l’article lénifiant qui lui ait consacré. Mais cette constitution est symbolique, elle est un passage vers plus et mieux d’Europe, même si dans l’état actuel elle apparaît comme un compromis assez fade entre les membres et les différents groupes d’intérêt. Cette constitution a la vertu d’être là , d’être assez ouverte pour qu’elle soit transformable par nos engagements et nos énergies démocratiques. Notre mission en tant que citoyen est d’affirmer l’Europe, de rendre possible notre avenir commun, même si chacun sait que le ciel s’assombrit. Je voterai Oui sans hésitation à la Constitution le 29 mai, pour mes amis Allemands, Belges, Britanniques, Espagnols, Polonais, Portugais, Serbes… et surtout pour ce pays qui va si mal aujourd’hui, la France. Malgré mon profond désarroi face au pouvoir actuel, je ne mêlerai pas les enjeux, même si je sais que nous sommes pris en otage par des calculs politiciens.
Reprenons confiance et mettons tous nos désirs, nos énergies, nos générosités et nos créativités pour changer le cours des choses. Inventons des promesses d’avenir pour tous, partageons notre désir de vivre, ne nous laissons pas enfermer dans les déceptions et les aigreurs par trop françaises. L’Europe est notre histoire, un héritage précédé d’aucun testament, comme l’écrit René Char.
Eric Corne
21 mai 2005