«Organiser des expositions, c’est faire de l’art, comme Jean-Luc Godard affirme qu’écrire sur le cinéma, c’est faire du cinéma». C’est ainsi que Jérôme Rappanello perçoit l’aventure du 2 pièces cuisine menée depuis presque quatre années.
Sa démarche est la synthèse de deux projets : d’une part, celui d’Eriko Momotani, qui organise des expositions dans son appartement ; d’autre part, celui de Ghislain Mollet-Viéville, qui est agent d’art. Ancien étudiant en esthétique, féru d’art contemporain, Jérôme Rappanello est aussi photographe. Ses images ont trait à l’identité, l’intimité, son propre environnement domestique. Il photographie parfois chez eux ses modèles, amis et parents. Organiser des expositions chez lui apparaît ainsi comme une démarche inverse d’invitation à l’intrusion dans son espace privé.
Depuis juin 1998, vingt expositions. Une persévérance d’autant plus remarquable que cette activité ne lui a rien rapporté malgré la mise en vente systématique des travaux. Bien qu’il ne se situe pas en opposition de la scène officielle de l’art, Jérôme Rappanello n’a jamais sollicité l’aide des institutions. Toutefois, le succès des derniers vernissages transformant son petit appartement de 35 m2 en rame de métro aux heures de pointe fait désormais de ce lieu un espace de l’art contemporain à part entière.
Jérôme a d’abord inventé un nom: le 2 pièces cuisine, le sien, le nôtre, une espèce de lieu commun où quelqu’un pourtant habite. Un territoire à investir à la condition qu’il reste vivable — Jérôme ne déplace pas ses meubles. Puis une identité visuelle a été conçue. Vous aurez peut-être remarqué dans certaines galeries le même carton d’invitation avec le plan de son 2 pièces cuisine tracé en gris sur un fond blanc. Enfin, un fonctionnement caractérise ce lieu : un vernissage le vendredi soir, de 18 à 22 heures, et des visites sur rendez-vous pendant la semaine qui suit. Expositions personnelles, collectives, cartes blanches, collaborations avec l’association Immanence.
2 pièces cuisine a débuté avec l’artiste Sarah Roshem qui a installé sur le lit de Jérôme un couple en cire et placé une sculpture au-dessus de la pomme de douche. Elvire Bastendorff a disposé des coussins en forme de vagins sur le lit. Une nouvelle fois l’intimité de l’artiste rencontrait celle du prêteur des lieux, entre Eros et Thanatos. Christophe Canato a apporté ses propres objets intimes photographiés et commentés.
Parfois c’est plutôt l’environnement qui est source de création. Les murs dégradés font écho aux « peintures-dégradations » d’Estelle Adoud qui combine de grands formats avec de plus petits tableaux aux dimensions des carreaux de faïence de la cuisine. Philippe Cochet, lui, aligne dans la cuisine ses Tableaux de chasse à côté de ses Pots de déconfiture amère.
Les petites installations de Nicole Piétri explorent le quotidien de la ménagère. Isabelle Tournoud propose, elle, d’envahir plusieurs murs de l’appartement avec des guémyrex, insectes qui mangent tous les restes. Il y a eu aussi les vrais poissons tropicaux de Chel Jeung dans des aquariums, un vrai chien noir sur fond noir.
A la surprise parfois de l’hôte, les sollicitations sont multiples. Bernard Jean-Jouenne demande à Jérôme de mesurer, à l’aide d’un podomètre, le nombre de pas qu’il fait en une journée dans son appartement. A partir de cela, l’artiste réalise des diagrammes qui seront convertis en volume, de différentes couleurs et dimensions.
Liu an chi empile des cartons ramassés chez les commerçants asiatiques du quartier de Belleville proche. Résultat : pendant une semaine le locataire est « dans les cartons ».
Plus aisément qu’ailleurs, l’artiste prend ici le parti de l’éphémère à l’instar de Roland Schär et de ses sculptures-savons qui à force d’utilisation se transforment puis disparaissent. Didier Béquillard part du texte de Georges Perec, Espèces d’espaces. L’écrivain se demandait notamment si l’on est chez soi une fois que l’on a accroché une reproduction du Songe de Sainte-Ursule de Carpaccio. Dialogue avec le visiteur puisque dans cette création in situ Didier Béquillard nous invite à nous placer devant une auréole pour nous photographier. La participation est encore sollicitée lorsque Jaime Diaz-Puentes met tout en œuvre pour faire éternuer le spectateur.
L’interactivité est le principe même de la copyleft attitude (www.artlibre.org) qu’a démontrée Antoine Moreau à travers sa carte blanche au 2 pièces cuisine. Onze artistes présentaient des œuvres marquées d’une « Licence art libre », c’est-à -dire permettant la copie, la diffusion et la transformation. On peut par exemple diffuser sur le site www.adamproject.fr.st créé par Thimothée Rolin ses photographies d’une journée. Le travail en équipe est aussi le moteur de Gérard Esmerian avec les Plasticiens guerriers de l’Afrique de l’ouest.
A l’opposé, l’espace privé est lui aussi l’objet même de certains travaux. Serge Lhermitte confronte ce lieu privé avec ceux qu’il photographie chez des salariés qui se sont endettés pour acquérir et décorer leur lieu d’habitation. Eléonore de Montesquiou accroche simplement des cartels restituant les paroles du locataire ˜dans la cuisine on peut lire « J’ai de la vaisselle : les assiettes viennent de chez ma tante ». Miguel Angel Molina applique dans le lieu une tactique de dissimulation en installant une rampe maculée de peinture. Par des techniques différentes, Patrice Pantin et Jérôme Touron invitent aussi à mieux regarder, à s’approcher de près, à entrer presque dans la matière.
Le lieu se prête à cette approche moins superficielle. La proximité avec les œuvres, les visiteurs et les artistes va à l’encontre du zapping. Ici, on ne fait pas que passer, on prend le temps de s’asseoir, même si c’est sur l’accoudoir du canapé. On sonne pour entrer, on dit « au revoir » en partant. Pas de spectacle mais de la disponibilité, de la sobriété, de la discrétion. Jérôme Rappanello ne défend aucune ligne esthétique, ne privilégie aucun médium, mais il a su développer au c?ur du 2 pièces cuisine une esthétique de la rencontre, peut-être ce que les initiateurs du Palais de Tokyo aspirent à créer.
Les artistes
Estelle Adoud, Liu An Chi, Elvire Bastendorff, Didier Béquillard, Christophe Canato, Philippe Cochet, Robert Cottet, Daltex, Jaime Diaz-Puentes, Edmole, Gérard Esmerian, Bernard Jean-Jouenne, Chel Jung, Holga Kisse Leva, Serge Lhermitte, Loz, MAM, Michel Maucuer, François Meignan, Copyloft Ménager, Eléonore de Montesquiou, Antoine Moreau, Patrice Pantin, Nicole Piétri, Le Plasticiens guerriers de l’Afrique de l’ouest, PTT (Plasticien Tamoul Timide), Jérôme Rappanello, Thimothée Rolin, Sarah Roshem, Roland Schär, Isabelle Tournoud, Jérôme Touron, Transports croisés (Marie paule Feiereisen, Jason Karaindros, Jakob Gautel), Richard Tronson, Héléna Villovitch
Expositions
1998
— Sarah Roshem,18 juin.
— Estelle Adoud, Dégradations . Peinture. 17 sept.
— Jérôme Rappanello, Cambriolage. Installation photographique. 15 oct.
— Nicole Piétri, Petites choses et trois fois rien. Installation. 20 nov.
1999
— Christophe Canato, Pièces à convictions. Photographies.15 janv.
— Elvire Bastendorff, Intimités . 5 mars.
— Nicole Piétri, Jérôme Rappanello, Sarah Roshem. Soirée vidéo.
— Bernard Jean-Jouenne. 2 pièces cuisine . Installation. 21 mai.
— Adoud, Canato, Jean-jouenne, Piétri, Rappanello, Roshem. La dernière . 1er oct.
— Jérôme Rappanello, Entropie quotidienne . 3 déc.
2000
— Didier Béquillard, Le songe de Sainte-Ursule , 4 févr.
— Chel Jeung, 3 mars.
— Roland Schär, Bribes . 5 mai.
— Eléonore de Montesquiou présente 2 pièces cuisine . 14 juin.
2001
— Serge Lhermitte puis Isabelle Tournoud, Situation (avec Immanence). Mai-juin.
— Gérard Esmerian, Balla Singham (PTT, Plasticien Tamoul Timide), Les plasticiens guerriers de l’Afrique de l’Ouest, Œuvres à lacune . 16 nov.
— Liu An Chi, Made in France . 7 déc.
2002
— Carte blanche à Antoine Moreau, Copyleft démo : Robert Cottet, Copyloft Ménager, Daltex, Edmole, Holga Kisse Leva, Loz, François Meignan, Les plasticiens guerriers de l’Afrique de l’ouest, Jérôme Rappanello, Thimothée Rolin, Richard Tronson, 18 janv.
— Carte blanche à Sandrine Moreau : Philippe Cochet, MAM, Patrice Pantin, Jérôme Touron, 15 févr. Jaime Diaz-Puentes, Michel Maucuer, Transports croisés (Marie paule Feiereisen, Jason Karaindros, Jakob Gautel), Héléna Villovitch, je nous, 16 mars 2002.