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Dans un angle discret du bâtiment, étalées aux murs, au plafond, sur une table, les œuvres paraissent à peine déballées de leur valise, sans souci de nomenclature ni de ressemblances formelles : l’« urgence » est sensible jusque dans l’accrochage, volontairement peu soucieux de convenances muséographiques.
Le visiteur qui, contrairement à ses usages, ne peut qu’à grand peine examiner une œuvre après l’autre (il lui faut parfois se hausser sur la pointe des pieds ou enjamber un pouf posé au sol) ressent un peu de ce que doit être une manifestation d’art dans une ville qui a perdu l’habitude d’en accueillir.
Les murs bruts du Palais de Tokyo conviennent mieux que d’autres à ce genre d’accrochage : il ne faut pourtant pas voir là ce qui serait la pâle reconstitution, dans un cadre parisien, de la théâtralité supposée d’une exposition au milieu des ruines. Il s’agit de saisir l’art autrement. L’œil du connaisseur qui analyse et soupèse chaque proposition, même s’il lui est loisible de jouer encore son rôle, est ici quelque peu déplacé. De fait, l’absence de cartels ou de notice explicative accompagnant les propositions déroute le visiteur et le contraint à considérer plutôt le rôle de l’artiste et le statut même de l’œuvre.
Ainsi, à moins de se reporter au site internet de la Biennale, on ne connaîtra pas, pour chaque œuvre, le nom de son auteur : la personnalité de l’artiste s’efface derrière une œuvre qui, essentiellement, s’offre comme un don. Damian Ortega, par exemple, a imaginé une sacoche dans laquelle un carré d’herbe (à greffer sur place ?) a été glissé. Zheng Guogu propose une poignée de pièces dont la valeur symbolique se substitue à la valeur d’échange.
De même, on sera surpris par la pauvreté des matériaux, la simplicité plastique des réalisations, leur taille réduite : outre la règle qui était de pouvoir faire entrer plusieurs œuvres dans une valise, il fallait aussi que soit minimisée la qualité matérielle de l’œuvre au profit du geste et du message. Gilda Mantilla envoie toute une série de cartes postales de Lima : est-ce parce que la ville, elle non plus, n’est pas exempte de misère ? peut-être plutôt parce que ces cartes, par leur voyage et l’incertitude de leur réception, expriment aussi le déracinement.
Thorbjørn Reuter Christiansen montre l’image d’un bras qui se tend à travers des barreaux : ce bras appelle moins au secours qu’il ne lance un salut, comme si une solidarité restait possible au-delà du mur hérissé de barbelés d’une prison. Parfois c’est l’humour noir qui l’emporte, comme ce briquet de Chen Shaoxiong dont le côté pile représente les Tours Jumelles, et le côté face, Ben Laden.
La prépondérance du pont jeté par les œuvres entre Grozny et le public occidental rejette la question du double, celle de l’original et de la copie — point d’esthétique que l’on serait tenté de considérer — à une place très secondaire.
Conscient de ces différents enjeux, Francis Alÿs a envoyé, in extremis, une œuvre qui n’était pas de sa main : auprès d’un collectionneur, il a échangé l’un de ses dessins contre une petite tapisserie, réalisée en Afghanistan, d’Alighiero & Boetti. Celle-ci a été donnée à la Tchétchénie, accompagnée d’un document où l’on apprend que l’ancêtre de Boetti, un certain Giovanni Battista Boetti, avait, au XVIIIe siècle, mené la résistance des Tchétchènes contre la grande Catherine de Russie. Nous ne verrons pas la tapisserie, mais nous retiendrons l’étonnante circulation des gestes et des œuvres.
Anne Malherbe.