Dans un espace social où l’histoire est balayée par la force du contemporain, ce sont les corps qui font mémoire. L’Argentine actuelle, entre football et tango, inflation et frictions économico-sociales, s’enivre du mouvement des corps. Et Buenos Aires vibre au présent. Créé par la chorégraphe Mathilde Monnier et l’écrivain argentin Alan Pauls, El Baile s’inspire de la pièce Le Bal. Création collective tumultueuse, Le Bal avait été mise en scène en 1981 par Jean-Claude Penchenat (théâtre du Campagnol). La pièce reprenait alors à son actif la mémoire populaire française de la Libération (1945) à 1981. Aujourd’hui, El Baile reprend la mémoire populaire argentine, de 1978 à 2017. Douze danseurs contemporains argentins, nés entre la fin des années 1970 et des années 1990, déploient ainsi la mémoire de l’Argentine. Multiple, populaire, plurielle, nourrie d’un contexte politique et social fort.
El Baile de Mathilde Monnier et Alan Pauls : la danse comme mémoire populaire de l’Argentine
Buenos Aires, de 1978 à 2017, c’est aussi, comme toutes les villes-mondes, l’histoire d’une globalisation. Le spectacle El Baile de Mathilde Monnier et Alan Pauls rayonne à son tour des vocabulaires issus des danses urbaines. Oscillant entre couleurs locales (tango, escondido, chacarera, valse tanguera, chamamé, cumbia, cuarteto, samba argentine) et couleurs globales (samba, techno, rock)… La danse d’El Baile jaillit de l’Argentine pour mieux éclabousser l’espace mondial. « Si […] les enfants allument en été le feu de la Saint-Jean, […] c’est un usage simplement extérieur dont la signification se perd dans le passé. Il en était de même des danses auxquelles se livraient les jours de fêtes, chez les Grecs, les jeunes garçons et les jeunes filles, et dont les entrelacements et les évolutions imitaient, comme les détours des labyrinthes, le mouvement régulier des planètes. On ne danse plus pour exprimer des idées* ». El Baile, justement, contredit Hegel.
El Baile : des strates de mémoires dansées, entre tango, rock, techno et samba
Dictatures, amnésies, cicatrices, somatisations, évitements, adaptations et exultations… El Baile, de Mathilde Monnier et Alan Pauls incorpore consciemment les références. Tel Kontakthof (1978) de Pina Bausch, Le Bal (1981) de Jean-Claude Penchenat, Le Bal (1983) d’Ettore Scola, les livres d’Alan Pauls, dont Le Facteur Borges (1996) et la trilogie des Histoires — Histoire des larmes (2007), Histoire des cheveux (2010), Histoire de l’argent (2013)… Mais aussi la coupe du monde de football (1978), la dictature militaire (1976-1983), la crise économique (2001), l’inculpation de Cristina Kirchner (2016)… Sans parole, les danseurs d’El Baile vibrent et rayonnent de toutes ces mémoires incarnées. Du tango, à la techno, la jeunesse argentine enflamme et danse son propre présent. Une énergie foudroyante, pour répondre au phénomène exprimé par Alan Pauls, face à l’Histoire : « Je découvre […] que le défi, la fatigue et la douleur reviennent sans cesse. » El Baile relève le défi.
* Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, tome I, Le Livre de Poche, Paris, 1997, p.621.