La peinture et la sculpture n’ont pas cessé, au siècle dernier, de sortir de leurs gonds. L’une en descendant de son socle jusqu’à se métamorphoser en installation; l’autre en se séparant de son cadre, en désertant son mur, en s’affranchissant de la verticalité et en débordant le périmètre de son support après avoir troqué la toile au profit d’une infinité d’autres matériaux. Face à ces chamboulements dans l’art moderne, la photo est au contraire sagement restée dans ses limites, ou les a si peu dépassées. Et cela aussi longtemps qu’elle est demeurée fidèle à une sorte d’obligation de transparence et à l’impératif de référentialité que lui imposait sa mission documentaire. Notamment dans les domaines de la presse et du reportage.
Il a donc fallu attendre les deux dernières décennies du siècle passé pour assister à des changements profonds de la photographie enclenchés par deux grands mouvements: celui, dans l’art, du dépassement «postmoderne» des grands paradigmes esthétiques modernes, et celui, dans l’information, de la concurrence sévère que la télévision en direct a infligée à la presse-papier. Ces mouvements profonds ont, avec d’autres plus globaux, doublement agi sur la photographie.
D’une part, dans le champ de la photographie proprement dite, certains photographes se sont détournés du régime esthétique documentaire en abandonnant ostensiblement la géométrie, la netteté, la clarté, la transparence et la référentialité au profit de la matière, de l’ombre, de la fiction. Par exemple en élevant le flou au rang de forme distinctive d’un certain art photographique.
D’autre part, dans le champ de l’art contemporain, l’épuisement de la doctrine moderniste a permis à la photographie d’accéder à une pleine légitimité artistique et de devenir, après une longue période d’hostilité, l’un des matériaux majeurs du nouvel état de l’art contemporain.
Ces transformations, pour importantes qu’elles fussent, n’ont toutefois pas suffi à modifier radicalement l’horizon de pratiques et de valeurs de la photographie qui est restée dans son univers technique, matériel, visuel et esthétique traditionnel, régi par le modèle topologique issu de la Renaissance. Celui-là même qui a littéralement explosé avec l’avènement de la photo-numérique, surtout après la sortie en 2007 de l’iPhone, c’est-à -dire un appareil d’un nouveau genre, un smarphone, à la fois téléphone et caméra photo-vidéo assortis d’une multitude d’autres fonctionnalités de communication et d’action.
Le phénomène a été foudroyant: massif et extraordinairement rapide. En juillet 2012, «près de 75 % des Terriens possédaient un téléphone portable» (Le Monde, 17 juil. 2012). Selon la Banque mondiale, plus de 6 milliards d’abonnements, dont près de 5 milliards dans les pays en développement, étaient alors actifs, contre moins de 1 milliard en 2000. C’est sous le coup de cet ouragan numérique à la fois technologique, économique, phénoménologique et esthétique que le modèle topologique a été balayé après avoir été porté à son plus haut degré d’achèvement par la photo argentique. Aussi, pour la grande majorité des «Terriens», la photo et la téléphonie sont-elles désormais solidaires — au sein des smartphones et au milieu d’autres fonctionnalités — dans l’univers du numérique et des réseaux.
Le faire photographique s’est transformé d’autant et avec la même célérité. Grâce à la matière numérique, qui s’est substituée à la matière chimique des sels d’argent, l’image saisie est désormais instantanément disponible sur l’écran du smartphone, sans latence ni traitement nécessaire. Elle peut avec la même facilité, et comme par magie, être stockée ou effacée, diffusée aux antipodes, et modifiée à l’aide d’outils de retouche intégrés. C’est facile, c’est ludique, c’est magique, c’est à portée de main et de tous, et c’est à coût nul (hors prix d’achat de l’appareil et de l’abonnement à un réseau). Sont ainsi levés les obstacles structurels qui, au temps de l’argentique, limitaient l’essor d’une pratique populaire de la photographie.
Le smartphone est ainsi devenu la machine par laquelle les hommes d’aujourd’hui se relient entre eux et au monde sous la forme d’images fixes. Et cela en raison du mode d’«utilité» autant que des «significations» de la machine qui, comme toutes les machines, n’est pas une chose inerte: le smartphone est constitué de «réalité humaine, de geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent» (Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, p. 12).
Le smartphone supporte donc un type particulier d’approche du monde, de regard, et d’esthétique. Si en effet la technique n’est pas tout, elle n’est pas rien: elle ouvre un champ de possibles, notamment esthétiques. On peut évidemment toujours replier sur des pratiques anciennes une machine conçue selon un paradigme nouveau, mais l’opération est d’autant plus difficile que la rupture est profonde, comme c’est le cas avec le smartphone.
Le haut niveau d’automaticité de cet appareil vite devenu ordinaire, l’accès immédiat aux images sans contrainte de quantité ni de coût, que l’on peut voir et refaire aussitôt: tout cela tend à transformer le faire image en un acte banal, facile, et de faible valeur, y compris financière. Un acte dévalué, donc, qui n’exige pas vraiment de précaution ni d’attention, pas même esthétique. Ou plutôt un acte qui fait peut-être dériver et renaître l’esthétique loin des sillons qui ont été longtemps les siens.
Rien ne traduit mieux la singularité esthétique de la photo numérique mobile que ses usages triviaux, que sa capacité à assurer les tâches figuratives les plus ordinaires de la vie courante: photographier le plan d’un quartier avant un rendez-vous, un billet d’avion, un plat au restaurant, des étiquettes de prix, des habits pour préparer un achat, une pièce défectueuse d’un ustensile ménager, et les menus moments de convivialité et d’intimité de la vie, etc.
Mais ces situations de contingences matérielles et pratiques, de proximité avec la trivialité, plongent les praticiens de la photo numérique mobile dans l’expérience d’une exigence esthétique faible.
L’usage récurrent des images dans la vie ordinaire se fait au détriment des formes et des constructions esthétiques, c’est-à -dire au gré d’une sorte d’esthétique sauvage oscillant, pour le pire et le meilleur, entre les stéréotypes visuels et les audaces involontaires. La référentialité sans l’esthétique, telle pourrait être la formule d’un usage prosaïque du smartphone en tant que machine à produire une masse énorme d’images de tout et de rien.
Ce démantèlement de l’ordre esthétique qui a prévalu dans les pratiques argentiques, est encore accru par cette caractéristique majeure des smartphones d’être dépourvus de viseurs, en rupture totale avec la façon dont les reporters (en particulier) ont longtemps photographié. Henri Cartier-Bresson a ainsi élevé à un haut degré la façon de découper-enfermer dans le viseur une empreinte de temps («instant décisif») et une empreinte d’espace, tout en fixant dans l’image «des lieux géométriques précis sans lesquels la photo est amorphe et sans vie».
Cette esthétique placée sous la souveraineté de l’œil, de la géométrie et du nombre d’or qui a ordonné la représentation occidentale depuis la Renaissance, est en train de s’effondrer sous le coup de la photo numérique mobile, des réseaux et des mutations du monde. Quant à l’œil, ses prérogatives ont largement été transférées à tout le corps. Pour une image sans regard et l’avènement d’autres esthétiques. (A suivre).
André Rouillé.
Lire
— Henri Cartier-Bresson, «L’instant décisif», Images à la sauvette, Verve, 1952.
— Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958.