Vingt-cinq ans après sa première exposition à Sète, sur l’île de la quarantaine située au large du port de la ville, Johan Creten nous invite à une nouvelle «traversée». Non plus pour fendre les flots de la Méditerranée comme on franchirait le Styx des enfers grecs, sommés d’affronter la maladie ou la mort à travers les vanités que présentait Johan Creten dans les cellules d’isolement de l’île, mais pour revisiter la carrière de l’artiste, acteur du renouveau de la céramique depuis les années 1980.
La céramique remise au goût du jour
Avec une pointe d’humour, Johan Creten rappelle ainsi que le terme de «traversée» évoque également pour lui une véritable «traversée du désert», alors que la céramique, tombée en désuétude chez les artistes et en disgrâce chez les galeristes ou les collectionneurs pendant un certain temps, réinvestit désormais le champ de l’art contemporain avec succès, comme en témoigne d’ailleurs «Ceramix», double exposition présentée à la Maison Rouge et à la Cité de Sèvres au printemps 2016.
Artiste nomade, qui a vécu en Belgique, aux Pays-Bas, à Paris, à Monterrey, à Miami ou à New York, parfois sans domicile fixe et sans atelier, Johan Creten mesure aussi à travers cette exposition le chemin qu’il aura parcouru, lui dont le travail de céramiste et de sculpteur est aujourd’hui pleinement reconnu et notamment représenté chez Almine Rech (Bruxelles) et Emmanuel Perrotin (Paris et New York), deux des galeristes les plus influents du marché.
L’exposition du CRAC de Sète mêle quant à elle sculptures monumentales, bronzes gigantesques, moulages en résine surdimensionnés, céramiques bariolées, ou tapisseries des Flandres du XVIe siècle, aux bustes de femmes en fleur de la série la plus connue de l’artiste, Odore di Femmina. Mais derrière l’apparente préciosité des pièces, ou leur taille impressionnante (on croirait se trouver face à des totems ou des monuments publics), se cachent des significations latentes, polémiques, politiques ou sexuelles, incarnées par des êtres ou des formes hybrides. Les œuvres, qui semblent issues de récits mythiques ou de bestiaires fantastiques, attestent ainsi de l’imaginaire débridé de l’artiste.
Un bestiaire polymorphique
Ce sont d’abord des aigles intimidants qui nous accueillent à l’entrée de l’exposition. L’un noir, aux ailes déployées, de près de cinq mètres (De Gier), l’autre dont le profil en céramique trône comme un buste altier (Naissance d’une ombre). Le premier, qui représente en réalité un cormoran, apparaît comme la version en résine d’une sculpture de bronze habitant le port d’Anvers. Le second, en émail de Vallauris, est couvert de coulures de peintures, comme s’il avait été souillé par des fientes. Johan Creten accomplit un geste doublement iconoclaste qui, non content de désacraliser un matériau considéré comme noble dans l’histoire de l’art, défèque littéralement sur la tête de ce symbole impérialiste.
Car l’aigle évoque non seulement les sombres heures nazies, mais aussi les stratégies militaires de l’Air Force américaine qui plane sur le globe et terrorise les populations civiles de ses bombardements aveugles – et qui, pourtant, se revendique quasi chirurgicale, précise, à l’instar du regard perçant du rapace. Enfin, l’oiseau nous renvoie vers Marcel Broodthaers, artiste tutélaire de la scène belge dont est issu Johan Creten, qui collectionnait tout type de représentations d’aigles dans son fameux «Département des Aigles», reconstitué par la Monnaie de Paris en 2015.
Le bestiaire se poursuit avec trois majestueuses raies en céramique (Clay Octo). On y perçoit des formes anthropomorphiques (yeux, bouches, nez, langues pendues…), comme s’il s’agissait de masques de carnaval ou de figures diaboliques. Chez Johan Creten, les entités demeurent doubles, brouillées, dissimulées, les êtres polymorphiques, le réel ambivalent, mouvant, changeant, selon le point de vue que l’on adoptera sur lui. En ce sens, l’exposition est ponctuée d’un ensemble de sièges d’observation, disséminés autour des sculptures, qui constituent à la fois des moments de pause et de contemplation dans le parcours. De face, de dos, de trois-quarts ou de profil, l’œuvre offrira une apparence radicalement différente, et se prêtera aux multiples interprétations des spectateurs.
Totem et tabou
Une anémone de mer se change en une fente, en un orifice (L’œil de bronze). Un totem massif en bronze patiné réunit deux phallus dans une étreinte passionnée (Le Baiser). Objet magique ou religieux, destiné à des rituels occultes, le totem, de par sa pesanteur, contraste avec Massu, fine colonne de six mètres de haut qui lui fait face, et s’élance élégamment dans un zigzag. La beauté chez Johan Creten se fait surtout subversive: les formes, les surfaces et les vernis laissent entrevoir des sexes, des érections, des vulves, des viscères, des entrailles. Un sens subversif couve ainsi dans les sculptures de l’artiste qui égratigne volontiers l’impérialisme, les idéologies dominantes, et évoque une homosexualité jugée taboue ou immorale par les puritains.
Odore di Femmina, la série la plus fameuse de l’artiste, joue à son tour sur un double registre en déclinant des femmes-fleurs, symboles de fécondité, de douceur, mais également de blessure et d’interdit. Réalisées à partir de pétales d’argile pétris par l’artiste, les sculptures, lorsqu’elles épousent des tons foncés et qu’on les observe de loin, s’apparentent à des rochers couverts de moules. Note d’humour belge, clin d’œil à Marcel Broodthaers, la moule rappelle vulgairement le sexe féminin. Faites de terre humide, les sculptures esquissent des bustes et des ventres qui représentent la fertilité ou un terreau nourricier. Elles désignent encore notre mise au monde, comme dans Perle Noire où un visage émerge d’une moule, ou dans Bi-Boy-Black où une silhouette humaine semble s’extraire d’une masse brute, informe, en somme, du chaos originel.
Doux pétales fragiles, les Odore di Femmina se muent en des coquilles ou des carapaces tranchantes, rugueuses. On se pique aux épines en voulant saisir la rose. Mais si les sculptures s’hérissent contre leur spectateur, c’est sans doute pour poser un double interdit: celui de toucher à l’œuvre évidemment, mais surtout celui de toucher à la femme (fruit défendu?) ou à la mère, sous peine de commettre l’inceste. Les Odore di Femmina demeurent hors de portée. Elles se dérobent. En cela, le titre de la série se demande si les effluves d’un parfum, d’une senteur, d’une odeur, peuvent se représenter ou se matérialiser dans un jeu de correspondance entre les sens et les arts.
Une nature hybride et créatrice
Les glandes, ganglions ou dattes apparaissent comme d’autres figures hybrides chères à l’artiste. D’abord avec Les glands enflammés, métonymie d’un corps fiévreux, souffrant. Puis à travers Why does strange fruit always look so sweat? qui, au-delà de reprendre le titre d’une chanson de Billie Holiday où le dit fruit désigne un esclave noir pendu à un arbre, représente un corps humain recouvert de dattes, vision hallucinée de l’artiste en proie à une poussée de fièvre dans le désert de Monterrey. Après la femme-fleur, nous rencontrons donc un homme-grappe, en germination, dévoré par la nature.
L’évocation de cette nature hybride et créatrice se poursuit avec les imitations de ruches en paille de La Communauté (mais s’agit-il encore de burqas, de poupées ou de casques de chevalier?), et les abeilles de Wargame Tondo que l’on prendrait volontiers pour des blattes ou des cigales. «Mais ce ne sont que des bouts de terre!», s’amuse Johan Creten lorsqu’on lui demande naïvement ce que désignent ces céramiques qui, en réalité, rendent hommage aux performances de Joseph Beuys autour de sa fameuse pompe à miel.
Au fur et à mesure, l’exposition offre une grande variété d’atmosphères et de tons. Une salle aux murs bleu-vert accueille d’anciennes tapisseries flamandes du XVIe siècle. C’est aussi l’occasion de découvrir la passion de l’artiste pour les vieux objets ou les bronzes de la Renaissance qu’il collectionne. Là , les tapis dessinent une nature luxuriante, foisonnante, peuplée d’aristoloches et d’oiseaux entrevus lors des premières excursions coloniales. Quelques étonnantes céramiques cohabitent avec ces tapisseries, dont une orgie de pigeons badigeonnés aux couleurs du drapeau belge, ou un étrange hibou (Brain Drain) qui semble nous observer à travers des feuillages.
Un univers viscéral et rutilant
On plonge dans un univers viscéral et rutilant. Un serpent jaillit de la bouche d’une sirène, deux guêpes s’entredévorent, une tête de singe décapité trône sur une chaise de la promenade des Anglais (une prémonition des attentats de Nice?), des céramiques couvertes de feuilles d’or brillent de mille feux. Un Neptune aux joues creusées nous rappelle que dans les années 1980, certaines personnes atteintes du Sida se faisaient poser des implants au niveau des joues pour masquer la maladie qui creusait leurs traits. Ainsi, Johan Creten voyait déjà dans sa première exposition sétoise, dans la quarantaine de la ville, une métaphore de la peur du virus et de la paranoïa ambiante.
Enfin, l’exposition s’achève dans une atmosphère plus sobre et apaisante avec un ensemble de drapés (Drapering), le portrait de La Vierge d’Alep, et Le rêve de la Baronne. Cette dernière pièce, particulièrement éloquente, présente un temple en modèle réduit qui s’ouvre comme une boîte à secret, sur une table. Les draps et la nappe ne feraient finalement que matérialiser les interdits et les tabous que les conventions et la morale en vogue tentent tant bien que mal d’étouffer. Johan Creten, tout au contraire, nous convie quant à lui à aller voir ce qui se cache derrière les remparts qu’érige la société.