Pierre Douaire. Pourquoi le top des galeries parisiennes se sont installées rue Louise Weiss en 1995?
Jacques Toubon. Le phénomène de la rue Louise Weiss résulte de la rencontre entre un maire amoureux d’art et une association de jeunes galeries. J’étais maire du 13e arrondissement de Paris et ce groupe de jeunes professionnels, après avoir parlé à ma femme Lise, est venu me solliciter. Il y avait Jennifer Flay, Emmanuel Perrotin, René Praz et Bruno Delavallade, Air de Paris, Art Concept, Jousse Entreprise. Un nouveau quartier se construisait entre le métro aérien Chevaleret, la voie de chemin de fer et la Grande bibliothèque. L’axe en était constitué pour une nouvelle rue, un immeuble du ministère des finances y était implanté en face de logements sociaux. Son rez-de-chaussée était réservé à des locaux commerciaux. La Bastille et le Marais, au milieu des années 1990, étaient les deux pôles de l’art contemporain, mais les loyers étaient déjà prohibitifs.
Cette demi-douzaine de personnes voulait s’implanter dans des conditions financières douces, mais ce qui était plus intéressant, c’est qu’ils voulaient le faire ensemble. Leur volonté était collective et en qualité d’aménageur public, nous avons tout fait pour qu’ils occupent le bas du ministère. La location leur était très favorable et comportait un différé de deux ans. Cette politique a permis leur essor, tant économique qu’artistique. Elle leur a permis de révéler l’avant-garde française et de mettre à l’honneur les nouvelles tendances internationales. En dix années, ces galeries se sont développées commercialement et ont établi les tendances dans Paris. Au début des années 2000, la rue Louise Weiss était le quartier que la presse étrangère recommandait à ses lecteurs. C’était le lieu incontournable.
Pourquoi depuis plus personne ne va à la rue Louise Weiss?
Jacques Toubon. Le même phénomène qui a été à l’origine du succès de la rue a causé son déclin. Les locaux avaient été attractifs financièrement mais se révélaient, face à cette réussite, trop exigus. Pensés pour accueillir des commerces, ils commençaient à être trop petits pour accueillir des grands formats, des sculptures ou pour garder le stock à portée de mains. La situation initiale avait changé. Les œuvres ne pouvaient plus être exposées ni stockées dans le quartier. Le collectif rencontrait une crise de croissance. Il a convoité la halle du Sernam qui jouxtait la rue à côté de la voie de chemin de fer. Ce nouvel espace aurait été attractif et aurait répondu à l’attente générale. Mais ces doléances sont restées lettre morte face à la nouvelle équipe municipale qui m’avait succédé en 2001. Personne n’a voulu renouveler le projet que j’avais initié. Après le départ de Jennifer Flay, c’est Emmanuel Perrotin qui est parti pour accéder à une envergure internationale puis Almine Rech etc.… Cette carence politique a potentialisé et accéléré un abandon progressif du quartier qui, il est juste de le dire, correspond aussi au développement heureux de nos galeries françaises. Mais il y avait une chance à saisir pour qu’il ait lieu sur place et non pas de nouveau au centre de la ville.
Des regrets?
Jacques Toubon. Il faut s’efforcer d’aider l’art d’avant-garde le plus difficile. Dans ce domaine particulier, il faut un volontarisme que j’estime légitime. Je regrette que ce que j’ai contribué à faire se défasse.
Quelle était l’ambiance de la rue Louise Weiss?
Jacques Toubon. Lors des vernissages, on y rencontrait tout le monde, toutes les générations. Il y avait de grands collectionneurs, des jeunes, des artistes. Il y avait un côté «copains» qui alliait les initiés et les profanes. Et pendant la semaine, les galeristes creusaient leur sillon dans un esprit d’émulation.
Le Palais de Tokyo, à son ouverture, avait gardé cette énergie et ce mélange.
Jacques Toubon. La rue Louise Weiss, pour moi, faisait partie d’une politique plus générale qui aurait comporté aussi une institution publique dans le 13e. L’espace dédié à la création contemporaine est devenu le Palais de Tokyo. Nous avions pensé à un autre immeuble, mais Jacques Chirac en a décidé autrement en mettant en chantier la construction du musée du Quai Branly. Initialement, il aurait dû s’implanter là .
Le Palais de Tokyo est une grande réussite et son extension complète d’ici 2012 va en accroître encore l’impact. L’handicap relatif de ce site est sa localisation. Il reste un îlot même si la collaboration avec le Musée de la Ville est en train de s’établir. Il est impossible pour des raisons physiques et économiques de l’accompagner. Aucune galerie moyenne ou jeune ne peut s’implanter autour, contrairement au parvis du Centre Pompidou qui fait graviter nombre de galeries autour de lui. Le mélange entre cette institution fondamentale et le quartier est très efficace. Mais on peut espérer que la rénovation des locaux et la politique culturelle de toutes les institutions du périmètre Chaillot/Champ-de-Mars, permettent d’ici peu de rassembler à l’ouest, à la fois les foules du grand public, les professionnels et les amateurs d’avant-garde.
Etes-vous favorable à l’initiative de la Nuit blanche?
Jacques Toubon. Honnêtement, le rapport entre le prix et le rendement artistique n’est pas bon. Il y a un déploiement de forces qui se fait au détriment d’actions fondamentales. Cela ne peut pas contribuer à renforcer la présence durable de l’art contemporain. C’est une nuit festive, une illumination, quelque fois une révélation.
Inviter Koons à Versailles participe au même type d’entreprise opportuniste?
Jacques Toubon. Je souscris totalement à la présence de Jeff Koons au Château de Versailles. Pour une raison simple: la création contemporaine aide à faire connaître le patrimoine. La réputation du lieu en retour aide à faire comprendre la création de notre temps. Ce phénomène est valable à Versailles mais aussi au Louvre ou à Orsay. Cela donne des œuvres magnifiques, Xavier Veilhan a pris la relève de Koons. Twombly au Louvre, c’est magnifique, l’escalier de Morellet encore plus. On regrette parfois que ces œuvres ne soient pas permanentes et qu’elles ne restent pas plus longtemps. Je suis complètement favorable à ce type d’initiative qui sert autant le patrimoine que la création contemporaine.
Que pensez-vous de Monumenta au Grand Palais?
Jacques Toubon. Monumenta est une bonne initiative. L’exposition crée l’événement; l’événement crée le public et popularise l’œuvre. On peut toujours discuter le choix de tel ou tel, mais ceux de Kiefer, Serra et Boltanski ont été indiscutables. Ces événements attirent l’attention sur les grands artistes et le rôle de l’art dans la société, c’est une très bonne chose. Le Grand Palais peut devenir la pièce centrale à Paris.
J’aime beaucoup ces manifestations, d’autres les critiquent.
Jacques Toubon. Le caractère pédagogique des collections muséales, origine du musée encyclopédique de la Révolution, est confronté à «la société du spectacle» et à la prévalence des médias. Tout le monde est touché par cette réalité. Pour attirer le public, il faut créer l’événement. Les musées semblent accueillir plus de visiteurs avec leurs expositions temporaires qu’avec leurs collections permanentes. Cette situation, à mon sens, pose une vraie question. Que se passera-t-il quand tout l’espace sera occupé par les expositions temporaires ou par une collection permanente présentée d’un seul point de vue?
Si je m’interroge sur la pertinence artistique de ce phénomène de fond, je suis très réticent. Mais si je me place du point de vue de l’évolution de la société, je ne peux qu’en prendre acte. La fabrication d’événements participe, d’une manière ou d’une autre, à l’apprentissage de la connaissance. On peut dire que c’est du marketing, mais on ne peut pas se priver des armes d’aujourd’hui. L’événementiel, la communication sont des moyens indispensables, non seulement pour faire des recettes mais pour servir l’éducation culturelle.
C’est une bonne chose de délocaliser les musées?
Jacques Toubon. La réponse est positive. Il faut arriver à créer un paysage nouveau. La France avait une situation assez bonne en matière de musées, grâce aux seize entités créées par Chaptal au XIXe siècle. Il existe de très bons musées d’art moderne en province comme ceux de Grenoble, Saint Etienne ou Nantes, la réouverture de Villeneuve-d’Ascq, entre autres… Toutefois, l’implantation d’institutions parisiennes doit se poursuivre. Le Louvre à Lens constitue un progrès marquant. Je suis aussi passionné quand cela se produit à l’étranger. Le Louvre d’Abu Dhabi offre une formidable image pour la France. Et c’est justement un moyen de montrer les Å“uvres de fond de nos collections. C’est également faire participer les institutions culturelles au cÅ“ur de l’économie mondiale future, l’ingénierie et l’échange de services et de savoir-faire. J’en suis absolument convaincu.
Quel bilan tirez-vous des quotas imposant un minimum de chanson française à la radio?
Jacques Toubon. Notre situation est positive par rapport à d’autres pays européens. Les maisons de disques sont unanimes à le dire, en particulier les indépendants. La place des chanteurs français, dans le total des ventes, est sans commune mesure avec ce qui se fait ailleurs. C’est le résultat direct de la politique que j’ai menée en tant que ministre de la culture en 1994, en collaboration avec les ministres de la communication, Alain Carignon puis Nicolas Sarkozy.
Vous avez favorisé l’émergence du rap français.
Jacques Toubon. Il y a deux choses qui expliquent ce phénomène. D’abord la loi sur les 40% de chansons françaises mais aussi toute une série de mesures d’accompagnement dont le Centre national des variétés. Il est certains que le rap s’est développé grâce à cette loi mais d’abord aux talents formidables qui ont éclos depuis quinze ans.
J’ai toujours trouvé drôle qu’un gouvernement de droite soit à l’origine d’une musique qui lui tape autant dessus.
Jacques Toubon. Encore une fois, mon but était de favoriser l’expression en langue française. Que vous le vouliez ou non, une chanson d’Obispo ou de Pete Doherty sont deux choses différentes dans leur philosophie. Ensuite, que le rap tape sur la droite ou pas, c’est ce qu’on appelle la licence artistique, dans la limite des lois pénales, bien sûr. Vous aurez compris que je suis pour l’intervention de la puissance publique dans la culture, mais contre l’art officiel.
Vous êtes à l’initiative de la Cité de l’immigration, vous en occupez encore la tête, n’êtes-vous pas gêné par le débat sur l’identité nationale?
Jacques Toubon. Je ne suis pas gêné, car la Cité nationale de l’histoire de l’immigration se place dans une démarche scientifique, culturelle, éducative. Dans cette perspective, nous décrivons par tous les moyens, y compris par les œuvres d’art, une Histoire. Quel bilan tirons-nous de ce travail? Nous constatons que notre identité, ce qui nous constitue et nous caractérise, a été en grande partie construit par l’immigration, par l’extraordinaire diversité des cultures, des religions, des modes de vie qui ont «fabriqué» la France et les Français. Le débat sur l’identité nationale ne me pose pas de problème institutionnel car j’y apporte une contribution indépendante et indiscutable parce que scientifique.
Pour moi, le débat sur l’identité nationale rappelle juste que la France n’aime pas les arabes.
Jacques Toubon. Attention! Que des dérapages s’échappent du débat et qu’ils soient en contradiction avec ce que nous disons à la Cité de l’Histoire de l’immigration, je le condamne.
C’est pour ça que je serais gêné à votre place. D’un côté, vous œuvrez pour faire reconnaître les bienfaits de l’immigration et de l’autre, il y a un débat qui sent la xénophobie.
Jacques Toubon. Il y a des niveaux différents. Moi aujourd’hui, je dis clairement que la Cité nationale de l’histoire de l’immigration se positionne scientifiquement et culturellement dans ce débat. Libre à chacun de s’emparer de notre contribution, que ce soient les politiques en charge du dossier ou les citoyens comme vous. Nous opérons à travers la médiation culturelle, pas par la règle légale ou par l’enseignement officiel. Quelle que soit l’actualité, nous continuons notre mission et je suis sûr que les vérités historiques impartiales que nous présentons s’imposeront à tous. C’est d’ailleurs dans le même esprit que le gouvernement prépare le projet de la Maison de l’Histoire de France dont la Cité, à sa façon, et dans son domaine, un prototype.