Le théâtre a-t-il les moyens de se substituer au récit fantasmatique? Thibaud Croisy en doute, juge la représentation scénique de la sexualité trop artificielle, trop aseptisée ou au contraire trop esthétisée, échouant à réellement stimuler l’imagination érotique. Dans Témoignage d’un homme qui n’avait pas envie d’en castrer un autre, pièce visuelle et sonore, il cherche à éprouver autrement le sex-appeal du dispositif théâtral, en le réduisant à une narration à deux voix autour du sado-masochisme. Sans acteur, ni décor, dans une salle sans plateau, ni gradin, la dramaturgie est essentiellement portée par la retransmission sonore d’un dialogue de 2h30 et la création lumière de Philippe Gladieux.
Mise en abîme du récit scénarisé, la proposition met en écho fantasme libidinal et simulation spectatrice, contrat érotique et pacte de lecture pour questionner le pouvoir érogène de l’art vivant. Tout l’enjeu de ce parti pris repose alors dans l’option de lecture que Thibaud Croisy propose au spectateur, contraint à un jeu participatif insidieux ou à une position franchement critique à l’égard de la représentation. A charge donc pour le public de donner chair à cette performance en apparence sèche, au minimalisme déroutant.
Tout commence par une mise en condition. Le public entre dans la pénombre, prend place sur des tapis disposés au sol, quadrillant toute la salle. Même s’il bénéficie de la même centralité, on est loin de sa dernière pièce, Rencontre avec le public, dans laquelle Thibaud Croisy le faisait insulter par ses acteurs, jusqu’à menacer de lui cracher son dégoût à la figure. Ici au contraire, il met à sa disposition coussins, plaids et café, tandis que les faibles variations de lumière installent discrètement une temporalité étendue, propice à divagations comme à des observations plus scrupuleuses. En totale immersion, il est rendu à une certaine autonomie, libre de disposer de cette intimité publique comme il l’entend.
Allongé, assis ou circulant à travers la salle, le spectateur peut se replier sur lui, somnoler ou discuter avec ses voisins. En rompant avec la codification théâtrale, Thibaud Croisy transforme d’emblée le hors-scène en lieu dramatique à part entière et fait du public, à son corps défendant, le réel acteur principal de son scénario.
Rendu sous la forme d’un témoignage documentaire, l’entretien met en scène un amateur de pratiques SM, Cyril, et un narrateur curieux, Thibaud, pris dans une discussion crue et frontale, qui n’épargne aucun détail au spectateur. Consacrée à une approche théorique, on y entend Cyril décrire par le menu ses préférences sexuelles, ses expériences concrètes, ses règles et ses limites. A ce stade, la tonalité a quelque chose de désexualisé, plus proche d’une confession à peine intimiste que de l’atmosphère d’un peep-show. Thibaud, sa pudeur et sa distance désamorcent la charge érotique et son potentiel transgressif, tandis que le ton posé, savant, de Cyril, sans réaction affectée, en banalise le contenu. Très concerné, le scrupule technique du dominateur et les modulations lentes de sa voix rassurent en effet l’auditeur et concourent à faire perdre les réflexes d’écoute ordinaires.
Le récit se déploie lentement, ponctué de situations comiques, de phrases incongrues et de l’ironie pince-sans-rire signature du metteur en scène. Profitant de cette décontextualisation par l’absurde, les spectateurs prennent leurs aises et finissent par répondre au conditionnement de la mise en scène par la mise à distance du propos.
La seconde journée, un commentaire sur les ustensiles SM (attaches en cuir, paddle, canne, sangles ou bougies), dessine une ligne dramaturgique progressant vers la description de pratiques de plus en plus extrêmes — des classiques des pinces à tétons jusqu’à la plus difficile sonde urétrale, en passant par la cage de chasteté. Plus en longueur, cette seconde partie, énumérative, perd facilement le spectateur, laissant la danse des projecteurs prendre le pas. En tapant contre les gradins ou en se déplaçant dans la salle, rose, orangée ou crépusculaire, franche ou s’éteignant brutalement, la création lumière permet de se focaliser sur l’architecture du lieu dont la machinerie s’impose au regard, faisant peser de tout son poids l’artifice du scénario théâtral.
Les évolutions lumineuses, éclairant successivement des fragments de l’espace, installent également les conditions d’un regard en miroir entre les spectateurs. Qu’ils soient dans l’indifférence solitaire, l’ennui à peine contenu, l’hilarité incrédule ou le rire scabreux, que leurs regards circonspects questionnent les voisins ou cherchent l’approbation d’anonymes, ils donnent vie à de petits théâtres locaux, court-circuitant la narration principale. A mesure que la pièce avance, si tant est que l’on puisse réellement parler d’une progression dramatique, l’efficacité du fantasme semble moins tenir au récit des deux protagonistes qu’à celle qui se crée dans cet entre-soi improvisé.
Durant le dernier tiers du spectacle, sur la proposition de Cyril, Thibaud accepte de se prêter à l’expérimentation. Le premier dirige la séance de domination, le second, les yeux bandés, les mains sanglées, raconte en direct ce qu’il vit. Les rapports d’autorité s’inversent: le questionneur, imposant jusque là le rythme et l’orientation du discours, se mue en narrateur vulnérable, aux limites du ridicule, confiant autant ses craintes que des souvenirs d’enfance. Alors que Cyril dédramatise, gagne en assurance, puis en autorité, l’angoisse monte chez Thibaud qui se raccroche à son pragmatisme et cherche à maîtriser une situation visiblement hors de son contrôle. La négociation entre le maître et le soumis permet aussi bien au scénario de se dérouler qu’elle incarne une allégorie du deal créatif, même si Thibaud Croisy foule ici aux pieds l’idée d’un compromis réel entre la proposition d’un auteur et la satisfaction des attentes d’un public.
A l’image du narrateur qui, sorti de son aveuglement, conclut que «dans le noir, on dit des choses qu’on ne dirait pas le jour», le public ouvre les yeux sur ce conditionnement subi qui a dérangé ses habitudes de spectateur. Le dépouillement de la mise en scène finit par mettre à nu le public lui-même, rendu à la même vulnérabilité que Thibaud, participant à son insu à cette relecture critique des conventions théâtrales. Avec ses péripéties quasi nulles et une fin abrupte, qui tombe à plat, sans réussir à mobiliser concrètement le pouvoir érogène du discours dramatique, Thibaud Croisy parvient pourtant à éprouver la place du spectateur placé dans un dispositif purement fantasmatique, démontrant définitivement l’incapacité de la mise en scène à l’incarner seule.
Thibaud Croisy, Témoignage d’un homme qui n’avait pas envie d’en castrer un autre, 2015. Pièce visuelle et sonore, 2h30
Conception: Thibaud Croisy
Collaboration artistique et montage sonore: Maya Boquet
Diffusion sonore: Romain Vuillet
Lumières: Philippe Gladieux
Joué le 26 février 2015, à la Salle Panopée du Théâtre de Vanves dans le cadre du Festival Artdanthé