Elisa Fedeli. Vous exposez actuellement au Louvre une oeuvre monumentale et in situ, dans le cadre de l’exposition «Le papier à l’oeuvre» (9 juin-5 septembre 2011). Pouvez-vous nous présenter ce travail?
Dominique De Beir. Lorsque les deux commissaires d’exposition m’ont passé commande d’une oeuvre in situ, j’ai aussitôt pensé qu’intervenir dans la salle d’exposition elle-même était superflu, vus le nombre de dessins présentés et leur contexte extrêmement intime. J’ai donc pris le parti d’intervenir dès l’entrée pour prolonger l’exposition à l’extérieur.
A l’entrée, le regard est capté par les immenses fenêtres donnant sur la Cour Carrée. Je voulais opérer une coupe du réel, un passage d’un champ très net à une vue brouillée, en obstruant une des fenêtres par un papier blanc ajouré qui arrive ici comme une sorte de filtre transitoire.
Le titre, Le blanc, c’est la nuit, est extrait du texte que Dominique Cordellier, un des commissaires de l’exposition, a écrit dans le catalogue sur mon intervention. Je l’ai choisi pour nommer cette pièce car cette idée que les piqûres dans le papier donnent à voir l’envers et constellent le recto me semble essentielle.
Qu’est-ce qui a motivé le choix du papier?
Dominique De Beir. J’ai longuement hésité quant au choix du papier. Le Montval s’est avéré comme le plus approprié car il a une certaine densité. J’aime son poids, qui me fait un peu penser à la chute d’un rideau. Après différents essais, je me suis aperçue qu’en le piquant, on obtient une trouée assez nette. Je me suis servie ici d’un stylet à pointe triangulaire qui rappelle l’écriture cunéiforme.
La présentation en trois lés met en avant la question du pli. On a le sentiment que la perforation se glisse à l’intérieur du pli, jusqu’à disparaître. Le dessin acquiert ainsi une sorte de troisième dimension, une spatialisation du plan.
Enfin, des taches de paraffine blanche posées de manière aléatoire amènent une transparence et tentent d’affirmer à nouveau que la surface peut être éprouvée comme une profondeur.
Tout votre travail s’articule autour d’un même geste: la perforation. Que révèle-t-il selon vous?
Dominique De Beir. Chacune des mes actions est inextricablement liée au support. Si l’acte de perforer reste un trait distinctif de mon travail, d’autres actions sont venues aujourd’hui s’y associer: frapper, frotter, griffer, éplucher, brûler, retourner, etc… Avec ces attaques sur et dans le matériau, je cherche à quitter la surface, à l’éclater, pour tenter de débusquer son épaisseur.
Les différents supports que j’utilise — papiers de toutes sortes, carton, polystyrène — portent l’empreinte d’un geste de pression, de contact, qui parfois peut entraîner un dessin extrêmement fin ou au contraire une trouée ingrate mais le résultat reste toujours mécanique et archaïque.
Lorsque j’ai commencé à travailler dans cette direction, je me suis rendue compte que chaque type de support engageait un outil spécifique, comme si chacun réclamait un type d’impact précis. C’est pourquoi je me suis mise à fabriquer mes propres outils, en collaboration avec des artisans.
Ces outils me permettent de développer des expériences associant énergie et improvisation, un rapport immédiat au matériau que j’essaie de pousser à son point de rupture.
Pour l’oeuvre actuellement exposée au Louvre, j’ai travaillé au dos de mon support. Je ne pouvais donc pas contrôler le résultat, que je n’ai découvert réellement qu’au moment de l’installation.
Lors de mon exposition à La galerie Particulière, j’ai présenté une série de travaux sur polystyrène peints sur les deux faces et ensuite creusés avec un acide qui engageait là aussi des accidents complètement inattendus.
Pour moi, une oeuvre est ratée si elle est trop dirigée, trop composée. Ou bien lorsqu’elle est trop meurtrie. Je cherche la frontière entre les deux…
Quelle est l’origine de ce geste de perforation?
Dominique De Beir. Au départ, j’avais une pratique de peinture traditionnelle. D’ailleurs, je me revendique toujours peintre, même si mes recherches m’entraînent aussi vers le volume, les installations aussi bien que les dessins. Etudiante aux Beaux-Arts, différentes rencontres — notamment celles de Pierre Buraglio et de Pierrette Bloch — m’ont amené à minimaliser mon geste, à le rendre plus économe.
En 1997, le champ de mon activité a été bouleversé par un évènement de ma vie familiale, qui m’a donné l’opportunité d’apprendre le braille. Là , j’ai commencé par couvrir de perforations des feuilles d’agenda et de comptabilité de manière quasi obsessionnelle. Le désir d’être plus présente physiquement au centre de mon travail m’a orienté vers une sorte de chorégraphie d’atelier, qui est proche de la performance. Pour moi, ce qui se passe à l’atelier est aussi important que le résultat.
Pourtant, ce temps de l’atelier est rarement documenté dans vos expositions. Pourquoi?
Dominique De Beir. Il m’est arrivé d’exposer mes outils mais je trouve cela trop didactique. Le public s’intéresse plus à l’outil qu’au résultat, ce qui est tout à fait dommage!
Je filme aussi mes actions en atelier mais elles me semblent moins intéressantes que les bruits que font mes outils en action. Ce sont leurs sons qui me guident pour le geste à venir.
Ces outils, que vous inventez, sont nombreux. Pouvez-vous nous en présenter quelques-uns?
Dominique De Beir. J’ai répertorié récemment dans un ouvrage — Trou type, études de caractères accompagné d’un texte de Charles Pennequin — des planches des différents outils dont je me sers: outils à mains, outils utilisant l’ensemble du corps, outils à pieds, outils récupérés, outils fabriqués… Ce livre assimilé à un catalogue d’artiste est édité par Friville éditions dont je suis la co-fondatrice avec trois amis artistes, Denis Pondruel, Philippe Richard et Vincent Côme.
Revenons aux outils. Il y a d’abord les stylets qu’on utilise pour le braille ou la couture, et toutes sortes de pointes que je colle sur des supports en bois. Ce sont des outils extrêmement archaïques et guerriers; certains diront même sado-masochistes!
Au fil des années, leur aspect barbare s’est adouci. L’artiste Karine Bonneval m’a conçu des bottines de couleur chair, sans talon pour affirmer le déséquilibre mais à petits tubes dentelés pour gaufrer le support. J’expérimente aussi des échelles à plusieurs piques qui requièrent l’action de tout le corps. Il y a aussi certains ustensiles de cuisine et de jardinage refabriqués à ma manière.
Il y a 6 ou 7 ans, lors d’un voyage à Palerme effectué pendant la période de Pâques, j’ai eu l’idée de concevoir mes propres outils de la Passion: des griffes assimilées aux doigts de la main, un marteau, des clous, une pince, etc. Le bruit qu’ils font en meurtrissant le support est impressionnant mais le résultat qu’ils produisent est tout à fait délicat.
De quels artistes vous sentez-vous le plus proche?
Dominique De Beir. Ce ne sont pas toujours des artistes dont je sens une proximité avec mon travail. Plusieurs expositions récentes retiennent mon attention. J’ai aimé celle de François Morellet à Beaubourg, cette déambulation à travers des espaces transitoires. Ses oeuvres sont d’une grande poésie jubilatoire.
J’ai aussi été touchée par l’univers d’Adolf Wölfli au laM à Villeneuve d’Ascq. Son rapport au dessin, à l’écrit et à la musique, sa production boulimique de cahiers, la simplicité de son geste qui par répétition sature l’espace en permanence font écho à ma recherche.
Il y a aussi l’exposition de Frédérique Lucien au musée Zadkine. La manière dont elle utilise dans ses dessins le blanc du papier, la frontière entre les vides et les pleins, l’ambiguité de ses oeuvres qui se sont glissées sans bruit mais avec beaucoup de présence dans le musée sont inscrites dans ma mémoire.
Dans toutes vos oeuvres, vous pratiquez le all over. Pourquoi?
Dominique De Beir. Je retiens l’idée du all over et celle du débordement sur les côtés, sans doute pour la même raison que je travaille par accumulation. Toutes mes oeuvres sont contenues les unes dans les autres. Par exemple, pour réaliser celle du Louvre, j’ai posé mon support sur des feuilles de polystyrène que j’ai ensuite récupérées pour un autre travail. Cette idée était déjà présente dans mes Boîtes et mes Cahiers, où chaque page contient la suivante. C’est comme si chaque réalisation n’était qu’un fragment d’un ensemble plus vaste qui, à la fin, ne fera qu’une seule et même oeuvre.
Lorsque j’élabore des volumes, des installations, le all over explose de partout. La matière — en général le carton — se déploie sur son endroit comme sur son envers, tel un espace lumineux réversible.
Vos oeuvres sont abstraites, composées de pleins et de vides. Dans certaines d’entre elles, vous réutilisez des images pré-existantes. Quel est votre rapport à la représentation?
Dominique De Beir. Dans une série datant des années 1990, j’ai réutilisé des images tirées du Journal L’ Equipe. Dans une autre, je me suis servie de portraits de Renoir. J’aime la façon dont il peint les yeux des enfants! Je collais ensuite ces images sur des supports que je détériorais. Peut-être faut-il détruire pour révéler? Je ne sais pas encore répondre à cette question. Toujours est-il que la représentation ne fait pas partie de mon vocabulaire. Nous vivons dans un monde envahi d’images. J’essaie d’échapper à la narration et au visible. J’espère donner à voir autre chose, en allant scruter ce qu’il y a derrière.
Prochaines expositions de Dominique De Beir:
— Septembre: exposition «Identité et genre» au centre d’art Passages à Troyes
— Janvier 2012: Galerie Phoebus à Rotterdam
— Mars 2012: Galerie Le Granit à Belfort
— Galerie Jean Greset à Besançon
— L’artiste est représentée à Paris par La Galerie Particulière.