Pierre Douaire. Quelle est ta formation?
Cécilia Jauniau. Je viens de la peinture. J’ai étudié les arts plastiques à l’Université Paris 8 puis au Queen’s College de New York. C’est dans ce parcours que j’ai découvert la photographie. Elle m’accompagne depuis. Elle a récupéré les thèmes qui étaient les miens auparavant comme le portrait ou le nu féminin.
Et le dessin?
Cécilia Jauniau. J’ai toujours dessiné. L’idée tend à structurer l’ensemble, à trouver une forme, à jouer avec le motif. Mais en même temps, c’est un acte très intime. Je ne suis jamais en retrait, bien au contraire.
Tes dessins sont-ils féministes?
Cécilia Jauniau. Mon travail n’est pas à proprement parler féministe. Il s’attache à des individus, à des personnalités. Il montre des visages d’autorités. Des femmes du début du XXe siècle. Je chine sur les brocantes ces visages sévères, ces poses raides et ces chignons redoutables. Derrière ces postures, je tente de discerner la femme qui se cache. J’aime beaucoup leur retenue. Tout a trait avec mon histoire personnelle, familiale.
Il y a ces femmes corsetées mais aussi déshabillées.
Je pars de ces images d’Epinal, couleur sépia, pour mieux déshabiller ces femmes enfermées dans leur propre représentation. Les libérer passe par le désir, l’envie de suivre leur instinct. Elles sont prises en tenaille par la société et les convenances, j’ai envie de les débrider.
Le passage au nu est-il une autre manière d’appréhender ces femmes?
Cécilia Jauniau. Le nu permet l’ouverture d’un nouveau champ, il ouvre sur quelque chose de nouveau. Grâce à ce geste, elles peuvent prendre une autre place. La nudité permet la libération d’une parole qui ne peut pas être dite, ni murmurée. Le corps reprend ce qui a été confisqué. Il permet de s’exprimer et d’assumer ses désirs. En s’offrant, il se place en marge mais parvient à se banaliser.
A-tu des références artistiques?
Cécilia Jauniau. Bellmer et ses corps morcelés, le fétichisme de Molinier, son aspect charnel, sa liberté de laisser aller le corps. J’apprécie Nan Goldin quand elle est au plus près, quand elle est capable de photographier des formes de vérité. Saudek est important pour moi, il m’inspire malgré sa crudité. Ses corps de femmes sont abandonnés, crus, dégoulinants, façonnés, pervers… Ce sont des démonstrations presque monstrueuses.
Justement, comment se passe tes séances photographiques avec tes modèles femmes?
Cécilia Jauniau. Je discute beaucoup avec ces femmes. Elles répondent à mes annonces et nous échangeons beaucoup de vive voix ou par courriels, afin de préparer au mieux le projet. Cela me permet de jauger leur degré de motivation et de mesurer ce qu’elles sont capables de donner et de dévoiler.
Qu’aiment-elles dans ton regard sur leur nudité?
Cécilia Jauniau. Ce ne sont pas des modèles professionnels. En répondant à l’annonce, elles ont pris soin de regarder mon travail. Elles en apprécient la douceur et la poésie.
Que cherchent-elles?
Cécilia Jauniau. Elles relèvent un défi la plupart du temps. Leur démarche est liée à leur histoire personnelle. Ce passage à l’acte, cette mise à nu est quasi thérapeutique. Elles ressentent le besoin de s’affirmer pour maintes et maintes raisons, comme une rupture familiale, une culture trop oppressante. Leur geste va contre leur éducation où les brimades qu’elles ont pu subir. Elles n’ont pas moins de trente ans. Une très jeune fille pour ce type d’approche serait encore trop marquée par sa propre représentation. La séance dure entre une et deux heures. C’est très fatigant pour le photographe et le modèle. Mais en général elles en redemandent.
Pourquoi associer dans tes photos des dessins?
C’est depuis peu que j’associe le dessin et la photographie. Je fabrique mes images photographiques en façonnant les corps, en les modelant comme je le fais avec le dessin, je leur donne du relief. Même si la photographie suggère une distance avec le modèle, je cherche toujours à me rapprocher des corps, à les construire, je m’implique physiquement dans l’image. J’aime l’idée de sculpture des corps, je trouve finalement que j’en suis assez proche. Dans ce travail en deux temps, il y a d’un côté l’épreuve photographique et de l’autre le plaisir du trait, son obsession, la prise de risque qui peut provoquer l’accident. Les sillons que je trace sont comme des lignes de vie. Je dessine à main levée. J’accepte cette perte de la maîtrise.
Est-ce un travail de rature de la photographie?
Cécilia Jauniau. Biffer la photo revient à ajouter un filtre à un autre filtre. C’est en quelque sorte un camouflage utile qui permet de préserver une forme.