Ange Leccia vient de participer à l’exposition « Le Mur », présentée du 13 septembre au 31 octobre 2003 à la galerie Almine Rech, à Paris. Né en 1952 à Minerviu, Cap Corse, Ange Leccia a beaucoup voyagé, en particulier en Asie et au Moyen-Orient. Son travail artistique a acquis une reconnaissance internationale. Ancien pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, il a notamment exposé au musée d’Art moderne de la Ville de Paris et au Centre Pompidou. Il a été enseignant à l’École des beaux-arts de Grenoble et directeur du Pavillon, l’unité pédagogique du Palais de Tokyo, à Paris.
Caroline Lebrun. Nous sommes à la galerie Almine Rech où vous exposez pour la première fois. Comment a débuté cette collaboration ?
Ange Leccia. J’ai commencé à être médiatisé dans les années 1980. Dans les années 1990, j’ai séjourné longtemps au Japon. J’avais besoin de prendre une distance. Ensuite, j’ai exposé en 1997 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, dans l’espace de l’ARC. C’est à cette époque que la galerie a commencé à s’intéresser de près à mon travail. Je crois qu’elle souhaitait présenter un homme de ma génération, aux cheveux blancs, ce qu’elle n’a pas l’habitude de faire.
Votre exposition actuelle, où un film est projeté sur un mur de parpaings, propose une réflexion politique sur le Moyen-Orient. Que représente ce mur ? S’agit-il d’un pan de ruines, métaphore de ce qui s’écroule, ou d’un élément solide qui permet de reconstruire sans cesse ?
C’est à la fois une construction et une déconstruction. Le mur a plusieurs significations.
Lors de mes voyages en Palestine, en Syrie, en Égypte, j’ai été frappé par ces villages entiers construits en parpaings, jamais achevés. En Italie du Sud, on retrouve le même spectacle. On habite les maisons avant même qu’elles ne soient finies.
Le mur manifeste ce constant renouvellement. Il montre aussi l’incompréhension dont témoigne l’Occident. Je suis parti après les attentats, peu avant la guerre en Irak. Et pourtant, j’ai toujours été accueilli avec la plus grande hospitalité. Le mur, c’est ce décalage. C’est aussi le mur que l’on est en train de construire entre Israël et la Palestine…
Le mur laisse-t-il place à l’espoir ?
En même temps, le mur sert à la projection du film, parfois il disparaît derrière mes images. Oui, le mur peut se réduire.
Votre travail est le résultat d’images collectées dans plusieurs villes du Moyen-Orient. En voyant le film on pourrait croire qu’il s’agit d’un même pays. Pourquoi une telle identité visuelle des différents lieux ?
Peu importe. J’ai effectivement voyagé dans plusieurs pays. Je peux vous les citer mais cela n’a pas d’importance. J’entretiens le brouillage car j’essaie d’effacer les frontières. Il y a une identité commune de tension militaire et de dictature.
La présence militaire fait contrepoint à celle des femmes. Quelle image avez-vous de la femme ?
Dans ces pays militarisés, les femmes portent la tenue militaire. Le contraste m’a saisi entre ces images et la femme qui incarne la fécondité et la paix. Et pourtant, derrière l’habit militaire, j’ai été troublé par les beaux visages féminins. J’ai croisé beaucoup de regards, de sourires où se lisait le désir.
Dans ce contexte, quel peut être selon vous l’engagement politique de l’artiste ?
De montrer que tous les hommes s’aiment, de démontrer la richesse de la philosophie, la force de l’amour. Mon propre engagement est d’être un artiste qui s’imprègne du monde qui l’entoure et donne un regard sur la société. L’artiste est un acteur social et philosophique. Lorsque je filme une arrestation, face aux militaires, je prends des risques et je m’engage sans cacher ce que je suis. Je me présente comme un touriste occidental et j’assume.
En quoi cet engagement est-il politique ?
Je pense que l’œuvre d’un artiste est toujours politique. Car l’art est un engagement. Mais ce n’est pas en écrivant, « je suis communiste » que Picasso s’engage. C’est en peignant Guernica et en démontrant l’absurdité de la guerre. L’artiste vit dans une géopolitique dont il ne peut pas faire abstraction et dont il rend toujours compte.
Dans des œuvres plus abstraites comme Introspection, comment votre engagement se traduit-il ?
Dans cette œuvre, je montre qu’avant de m’adresser aux autres, il faut que je regarde à l’intérieur de moi pour clarifier le monde. C’est un temps de méditation zen, d’analyse, de silence. On peut rapprocher Introspection des visages de femmes aux yeux fermés. Cette attitude d’intériorité est une philosophie de l’anti-consommation. Lors d’une précédente exposition, j’ai présenté des radios avec leur carton d’emballage qui formaient une espèce de totem. Dans cette œuvre, les cartons que l’on jette habituellement deviennent des éléments importants et des objets de réflexion.
On dénonce souvent le grand écart qui se creuse entre l’art contemporain et le public. Pensez-vous que le public peut être réceptif ?
C’est comme si l’on demandait à un ingénieur que sa formule soit comprise de tous. Un élément de recherche est forcément coupé du grand public. C’est un problème d’éducation. La recherche artistique est dérangeante et si le public n’est pas éduqué à la recevoir, elle reste illisible.
À ce sujet, que pensez vous de la politique culturelle française ?
Je pense qu’il n’y a pas de politique culturelle en France. C’est une politique européenne. Et encore, dans certains pays comme l’Angleterre, la culture est privée. Je suis pessimiste par rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui « culture ». Ici, on est repu de consommation et l’on adopte une attitude de passivité, de non questionnement. Les robinets de la débilité ont été ouverts avec la culture TF1. Mais j’exerce mon militantisme en étant enseignant.
En quoi consiste votre action en tant que directeur du Pavillon au Palais de Tokyo ?
Je dirige une cellule de recherche pour jeunes artistes – le Pavillon. Pendant une année, ces artistes sont accueillis au Palais de Tokyo et peuvent parfois exposer en fonction de l’actualité du Palais. Nous organisons des voyages initiatiques : l’année dernière au Vietnam, cette année au Japon. Nous choisissons des lieux un peu décalés. Il s’agit surtout de vivre une expérience.
Quel regard portez-vous sur la polémique et les très vives critiques que suscite le Palais de Tokyo ? Qu’est-ce qui, selon vous, fait la richesse du lieu et de l’expérience ?
Je pense que comme tout lieu novateur, il suscite la polémique qu’impliquent ses risques et ses imperfections. Il a peut-être le défaut d’être jeune et de manquer de maturité. Mais son originalité, c’est qu’il n’a pas le même poids institutionnel qu’une structure comme le Centre Pompidou. On le voit dans ses horaires : de midi à minuit. C’est également un lieu où l’on peut essayer des choses, où avant de faire l’œuvre définitive on peut faire des tentatives. À la différence d’un musée, il constitue un véritable lieu d’expérimentation, « un grand atelier » comme j’aime l’appeler.
Personnellement, qu’aimeriez-vous faire comprendre ?
J’aimerais faire comprendre que nous sommes tous proches. J’aimerais que les ghettos tombent, que les réflexes protectionnistes prennent fin, que l’on comprenne que les gens de Damas valent autant que ceux de Saint-Germain-des-Prés.
Quels sont vos nouveaux projets ?b
Je travaille actuellement sur un projet en collaboration avec Dominique Gonzalez-Foerster sur Los Alamos, un territoire aujourd’hui consacré à la fabrication de la bombe atomique. Les Américains ont chassé les Indiens de ce territoire. À travers ce lieu, nous travaillons sur la montée de cette culture atomique.
Entretien réalisé en octobre 2003 par Caroline Lebrun pour paris-art.com.
Lien
Lire l’article sur l’exposition de l’artiste à la galerie Almine Rech (13 sept. 2003-31 oct. 2003)